Reconnaître le fascisme de Umberto Eco.

Le texte dont il est question ici et publié sous le titre Reconnaître le fascisme”, trouve son origine dans une conférence prononcée par Umberto Eco à l'université de Colombia le 25 avril 1995, à l'occasion du 50e anniversaire de la libération de l'Europe.

Umberto Eco, né en 1932, était un universitaire, philosophe, sémioticien et écrivain italien. Reconnu pour ses nombreux essais universitaires sur la sémiotique (c’est la discipline scientifique qui étudie des processus de signes et de la fabrication du sens), l'esthétique médiévale, la communication de masse, la linguistique et la philosophie. Professeur titulaire de la chaire de sémiotique puis doyen de la faculté des sciences humaines à l'université de Bologne, avant d'en devenir professeur émérite en 2008. Il est mort en 2016.

Dans le contexte actuel, qui voit resurgir en France, en Europe, en Inde, en Israël, en Russie, aux États Unis, en Argentine, au Chili et ailleurs des populismes qui sont autant de “fascisme en civil”, ce court texte est une contribution indispensable au débat public, au réveil des consciences civiques et notre engagement maçonnique. Car comme l'écrit Umberto Eco : “On peut jouer au fascisme de mille façons, sans que jamais le nom du jeu ne change.”

Il disait : “Le terme fascisme s'adapte à tout parce que même si l'on élimine d'un régime fasciste un ou plusieurs aspects, il sera toujours possible de le reconnaître comme fasciste. [...] je crois possible d'établir une liste de caractéristiques typiques de ce que je voudrais appeler l'Ur-fascisme, c'est-à-dire le fascisme primitif et éternel. Impossible d'incorporer ses caractéristiques dans un système, beaucoup se contredisent réciproquement et sont typiques d'autres formes de despotisme ou de fanatisme. Mais il suffit qu'une seule d'entre elles soit présente pour faire coaguler une nébuleuse fasciste.”

1 La première caractéristique du fascisme éternel, c'est le culte de la tradition. Il ne peut y avoir d'avancée du savoir. La vérité a déjà été énoncée une fois pour toutes et l'on ne peut que continuer à interpréter son obscur message.

Le fascisme se fonde sur une valorisation excessive du passé, au profit d'une idéologie conservatrice et réactionnaire qui renie le changement.

2 Le traditionalisme implique le refus de la modernité. Le rejet du monde moderne se dissimule sous un refus du mode de vie capitaliste, mais il a principalement consisté en un rejet de l’esprit de 1789. La Renaissance, l’Âge de Raison sonnent le début de la dépravation moderne.

Les valeurs modernes comme l'individualisme et le relativisme sont souvent rejetées au profit d'une vision monolithique de la culture et de la société.

3 Le fascisme éternel entretient le culte de l’action. Réfléchir est une forme d’émasculation. En conséquence, la culture est suspecte en cela qu’elle est synonyme d’esprit critique. Les penseurs officiels fascistes ont consacré beaucoup d’énergie à attaquer la culture moderne et l’intelligentsia libérale coupables d’avoir trahi ces valeurs traditionnelles.

L’accent est mis sur l'action, souvent agressive, et sur le rejet du débat intellectuel, favorisant ainsi l'impulsivité.

4 Le fascisme éternel ne peut supporter une critique analytique. L’esprit critique opère des distinctions, et c’est un signe de modernité. Dans la culture moderne, c’est sur le désaccord que la communauté scientifique fonde les progrès de la connaissance. Pour le fascisme éternel, le désaccord est trahison.

5 En outre, le désaccord est synonyme de diversité. Le fascisme éternel se déploie et recherche le consensus en exploitant la peur innée de la différence et en l’exacerbant. Le fascisme éternel est raciste par définition.

6 Le fascisme éternel puise dans la frustration individuelle ou sociale. C’est pourquoi l’un des critères les plus typiques du fascisme historique a été la mobilisation d’une classe moyenne frustrée, une classe souffrant de la crise économique ou d’un sentiment d’humiliation politique, et effrayée par la pression qu’exerceraient des groupes sociaux inférieurs.

7 Aux personnes privées d’une identité sociale claire, le fascisme éternel répond qu’elles ont pour seul privilège, plutôt commun, d’être nées dans un même pays. C’est l’origine du nationalisme. En outre, ceux qui vont absolument donner corps à l’identité de la nation sont ses ennemis. Ainsi y a-t-il à l’origine de la psychologie du fascisme éternel une obsession du complot, potentiellement international, et certainement antisémite. La meilleure façon de contrer le complot est d’en appeler à la xénophobie. Mais le complot doit pouvoir aussi venir de l’intérieur.

8 Les partisans du fascisme doivent se sentir humiliés par la richesse ostentatoire et la puissance de leurs ennemis. Les gouvernements fascistes se condamnent à perdre les guerres entreprises car ils sont foncièrement incapables d’évaluer objectivement les forces ennemies. À la fois trop fortes, et trop faibles.

9 Pour le fascisme éternel, il n’y a pas de lutte pour la vie mais plutôt une vie vouée à la lutte. Le pacifisme est une compromission avec l’ennemi et il est mauvais à partir du moment où la vie est un combat permanent.

10 L’élitisme est un aspect caractéristique de toutes les idéologies réactionnaires. Le fascisme éternel ne peut promouvoir qu’un élitisme populaire. Chaque citoyen appartient au meilleur peuple du monde; les membres du parti comptent parmi les meilleurs citoyens; chaque citoyen peut ou doit devenir un membre du parti.

11 Dans une telle perspective, chacun est invité à devenir un héros. Le héros du fascisme éternel rêve de mort héroïque, qui lui est vendue comme l’ultime récompense d’une vie héroïque.

12 Le fasciste éternel transporte sa volonté de puissance sur le terrain sexuel. Il est machiste, ce qui implique à la fois le mépris des femmes et l’intolérance et la condamnation des orientation sexuelles ou identité de genre.

13 Le fascisme éternel se fonde sur un populisme sélectif, ou populisme qualitatif pourrait-on dire. Le Peuple est perçu comme une qualité, une entité monolithique exprimant la Volonté Commune. Étant donné que des êtres humains en grand nombre ne peuvent porter une Volonté Commune, c’est le Chef qui peut alors se prétendre leur interprète. Ayant perdu leurs pouvoirs délégataires, les citoyens n’agissent pas, ils sont appelés à jouer le rôle du Peuple.

14 Le fascisme éternel parle la Novlangue. La Novlangue, inventée par Orwell dans 1984. Elle se caractérise par un vocabulaire pauvre et une syntaxe rudimentaire de façon à limiter les instruments d’une raison critique et d’une pensée complexe.

Cela dit, nous devons être prêts à identifier d'autres formes de novlangue, même lorsqu'elles prennent l'aspect innocent d'un populaire show télévisé.

Je rajouterais personnellement un 15e point, le mépris des droits humains, de la justice indépendante, de la liberté de la presse, ou des syndicats. Autant de choses constitutives de la démocratie libérale, que le fascisme éternel veut détruire.

Ces 15 caractéristiques du fascisme éternel décrivent un système fondé sur le dogme, l'exclusion, le culte du Chef, et le rejet de la Raison.

​La Franc-Maçonnerie, par essence, est leur antithèse absolue.

Là où le fascisme éternel cherche à construire un Peuple monolithique par la peur et la haine, la Franc-Maçonnerie œuvre à la construction de l'individu libre, par la recherche de la vérité, l'égalité, et le progrès de l'humanité.

Umberto Eco disait : “Le fascisme éternel est toujours autour de nous, parfois en civil. ce serait tellement plus confortable si quelqu'un s'avançait sur la scène du monde pour dire “je veux rouvrir auschwitz, je veux que les chemises noires reviennent parader dans les rues italiennes !” hélas la vie n'est pas aussi simple. Le fascisme éternel est susceptible de revenir sous les apparences les plus innocentes. Notre devoir est de le démasquer, de montrer du doigt chacune de ces nouvelles formes, chaque jour, dans chaque partie du monde.”

“Liberté et Libération sont un devoir qui ne finit jamais. telle doit être notre devise : n'oubliez pas.”

Enfin, pour finir, je fais le lien avec cette citation de Zeev Sternhell, l'un des plus grands spécialistes du fascisme, mort en 2020.

“L'histoire ne se “répète” pas, mais il y a une continuité. Et cette question de la continuité me préoccupe depuis longtemps, parce que ce qui me fascine depuis toujours, c'est d'essayer de comprendre le XXe siècle, essayer de comprendre pourquoi ça s'est passé comme ça. Le grand historien Marc Bloch a dit qu’on ne peut pas comprendre notre temps sans connaître l'histoire. Pour ma part, à l'inverse, le monde dans lequel je vis m'a aussi permis de mieux comprendre le passé. Quand on regarde les tragédies du XXe siècle, on se demande comment cela a été possible. Or, quand on regarde ce qui se passe sous nos yeux, on se dit que tout est possible. Aucune société ni aucun peuple ne possède des gènes qui les immunisent contre le fascisme, l’autoritarisme, l’exclusion de l’autre.”

Vénérable maître, j'ai dit.