Chez Looping

If de Rudyard Kipling, une introduction au stoïcisme

Vénérable maître, et vous tous, mes frères…

Écrit en 1895 et publié en 1910 et dédié à son fils John, le poème If de Kipling nous est surtout connu par la magnifique adaptation de André Maurois, publiée en 1918 sous le titre : “Tu seras un homme, mon fils”. La version de Maurois magnifie le poème original avec une grande liberté, tout en respectant parfaitement son esprit. Comme nous le verrons au fil de cette planche, le poème original est légèrement différent de ce que nous en connaissons.

John fut réformé pour la Première Guerre mondiale à cause de problèmes de vue. Il demanda à son père d'user de son influence pour qu'il puisse rentrer dans l'armée. Mais John Kipling meurt lors de sa première bataille, en 1915, à l'âge d'à peine dix-sept ans. Cette connaissance confère au poème une profondeur tragique, transformant un conseil paternel en un legs intemporel, imprégné de la fragilité de la vie. Cette dimension intime du poème ne retire rien à son aspect universel, qui résonne avec les principes fondamentaux du stoïcisme, et aussi avec notre démarche initiatique.

Adaptation de André Maurois

“Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir, Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties Sans un geste et sans un soupir ;

Si tu peux être amant sans être fou d’amour, Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre, Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour, Pourtant lutter et te défendre ;

Si tu peux supporter d’entendre tes paroles Travesties par des gueux pour exciter des sots, Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles Sans mentir toi-même d’un mot ;

Si tu peux rester digne en étant populaire, Si tu peux rester peuple en conseillant les rois, Et si tu peux aimer tous tes amis en frère, Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;

Si tu sais méditer, observer et connaître, Sans jamais devenir sceptique ou destructeur, Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître, Penser sans n’être qu’un penseur ;

Si tu peux être dur sans jamais être en rage, Si tu peux être brave et jamais imprudent, Si tu sais être bon, si tu sais être sage, Sans être moral ni pédant ;

Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite Et recevoir ces deux menteurs d’un même front, Si tu peux conserver ton courage et ta tête Quand tous les autres les perdront,

Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire Seront à tout jamais tes esclaves soumis, Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire Tu seras un homme, mon fils.”

If de Rudyard Kipling, une introduction au stoïcisme :

Pour saisir les subtilités du poème original, j’ai fait une nouvelle traduction, plus littérale, et une analyse de chaque concept qui en révèle les profondeurs stoïciennes.

“Si tu peux garder la tête froide quand tout le monde autour de toi Perd la sienne et t’en accuse, Si tu peux te faire confiance quand tous doutent de toi, Mais aussi savoir en tenir compte cependant.”

Ces premiers vers nous introduisent à l'autosuffisance et la maîtrise de soi : se suffire à soi même, être maître de son caractère et de ses émotions. C'est la confiance du Stoïcien en son propre jugement, à s'en tenir à ses principes. Même face à une pression écrasante. Tout en restant ouvert à la critique constructive.

“Si tu peux attendre sans être fatigué d’attendre, Ou être calomnié sans céder au mensonge, Ou être détesté sans sombrer dans la haine, Et pourtant sans fanfaronner ni donner de leçons.”

Ces vers illustrent l'importance de la patience, l'indifférence aux choses extérieures et le refus d'être compromis par les vices d'autrui. Ne pas fanfaronner, c'est éviter la vanité, un obstacle à la vraie vertu. Elle est intrinsèque et ne nécessite pas de validation externe ou de démonstration égocentrique.

“Si tu peux rêver et ne pas faire des reves ton maître, si tu peux penser et ne pas faire de tes pensées ton but,”

Kipling et les stoïciens soulignent le danger de l'excès, même dans les domaines de l'imagination créative et du raisonnement logique. Pousser toute qualité mentale à l'extrême la transforme en vice. Kipling et les stoïciens ont reconnu ces vices pour ce qu'ils sont : une brèche qui nous éloigne des obligations morales vitales de l'ici et du maintenant. Il nous faut donc modération et discipline.

“Si tu peux rencontrer le triomphe et le désastre Et traiter ces deux imposteurs en toute égalité,”

Pour les stoïciens, les événements extérieurs ne sont pas bons ou mauvais en soi. Au contraire, ils sont moralement neutres, ou “indifférents”. Les événements sont des imposteurs parce qu’ils ne sont pas ce qu’ils paraissent. Ce ne sont que des phases de la vie qui ne définissent pas sa valeur intrinsèque.

En effet, on ne mesure pas la valeur d'une vie aux victoires ou aux défaites, mais plutôt à la façon de mener son existence. En répondant correctement à toute situation, le bien peut être extrait du malheur, et à l'inverse, nous pouvons ruiner presque toute bonne chose en y répondant mal.

“Si tu peux supporter d’entendre ta vérité Déformée par des fripons pour tromper des imbéciles Ou voyant détruit l’ouvrage de ta vie, Prendre tes vieux outils pour te remettre au travail,”

Qu'importe que la vérité soit déformée ou l'œuvre de sa vie détruite. Les événements extérieurs sont neutres comme nous l'avons vu. Le stoïcien se concentre sur ce qui est à sa portée : bien vivre et dire la vérité du mieux qu'il peut. Il ne réussira pas toujours, mais en se concentrant sur cet objectif, il peut faire des pas concrets vers ces idéaux.

“Si tu peux faire un tas de toutes tes possessions Et les risquer sur un seul coup de dé, Et perdre, et recommencer de zero, Et ne jamais souffler un mot de ta perte,”

C'est la liberté face à l'attachement matériel, et une grande force de caractère. Perdre sans se lamenter, et recommencer, c'est l'essence de l'autonomie intérieure. Plutôt que de se morfondre, le stoïcien se tourne vers ce qui est à sa portée : sa réponse à la situation et sa capacité à agir pour se relever.

“Si tu peux obliger ta force, ton cœur et ton courage A te servir longtemps apres leur départ, Et ainsi persévérer quand il n’y a plus rien d’autre Que ta volonté qui te dit “Tiens bon !”,”

C'est la maîtrise de l'esprit sur le corps, la volonté de faire son devoir même face à l'épuisement. C'est la volonté qui doit être le moteur, non les sensations physiques. Les stoïciens se préparent à ce niveau de persévérance et de volonté quasi surhumain, car ils savent que la vie l'exige parfois.

“Si tu peux parler aux foules et garder ta vertu, Ou vivre auprès des rois en gardant les pieds sur terre,”

C'est la preuve d'une grande maîtrise de soi, d'intégrité et d'indépendance d'esprit. Le Stoïcien juge les gens sur le caractère, la décence et les actions, non sur le statut ou les apparences.

Comme le franc maçon qui est “ami du riche et du pauvre s'ils sont vertueux.”

“Si ni les ennemis ni les amis ne peuvent te blesser, Si tout le monde compte pour toi, mais aucun ne compte trop”

Pour le stoïcien, seules nos propres actions vicieuses peuvent nous blesser. Nos ennemis et nos amis ne peuvent atteindre notre essence. Et s'il faut aimer tout le monde, il faut aussi un juste milieu dans l'amour et l'attachement.

“Si tu peux remplir chaque minute impitoyable Avec soixante secondes de vie parcourue,”

C'est une injonction à vivre sa vie pleinement. Pour le stoïcien, se rappeler qu’il est mortel le conduit à l’humilité de ses choix de vie, sans pour autant manquer d’ambition.

“A toi est la terre et tout ce qu’elle contient Et mieux encore, tu seras un homme, mon fils.”

Si Kipling s'adresse ici spécifiquement à son fils, l'idéal qu'il dépeint est universel. “Homme” représente ici la personne accomplie, celle qui a forgé sa force de caractère.

Kipling ne se contente pas de nous inspirer, il nous engage résolument au travail pour notre progrès moral et spirituel. En embrassant ces principes stoïciens, déguisés en conseils paternels, nous nous approchons de l'être humain idéal : celui qui, quelles que soient les circonstances, est capable de “tenir sa tête”, de vivre avec intégrité, de servir l'humanité et, finalement, de posséder “la Terre et tout ce qui s'y trouve”, car il se possède lui-même.

Je vais maintenant détailler quelques concepts fondamentaux du stoïcisme, qui ont été introduits par le poème.

  1. La Dichotomie de Contrôle est la base qui permet de comprendre où se situe notre pouvoir.

  2. L'Autosuffisance est le résultat direct de l'application de cette dichotomie, nous rendant maîtres de nous-mêmes.

  3. Le Memento Mori vient insuffler l'urgence à agir dans cette sphère de contrôle et d'autosuffisance.

  4. Enfin, l'Impératif d'Action est la concrétisation de tout cela, la mise en pratique indispensable de ces principes pour vivre une vie vertueuse.

Dichotomie de contrôle : la cartographie de notre pouvoir d'agir

Au cœur de la pensée stoïcienne se trouve un principe fondamental : la distinction lucide entre ce qui est à notre portée et ce qui ne l'est pas. Il s'agit de tracer une carte précise de notre pouvoir d'agir. Cette cartographie clarifie deux territoires. Le premier, le seul sur lequel nous avons une souveraineté totale, est notre monde intérieur. Il contient nos jugements, c'est-à-dire l'interprétation que nous faisons des événements ; nos intentions et nos impulsions à agir ; et notre assentiment, ce choix délibéré d'adhérer ou non à une pensée ou à une impression. C'est le domaine de notre volonté. Le second territoire est tout le reste : notre corps, notre santé, notre réputation, les actions des autres, les événements politiques, le résultat final de nos projets. Sur ce territoire, nous pouvons avoir une influence, mais jamais une emprise. Tenter d'y imposer notre volonté de la même manière que nous la maîtrisons en nous est une erreur de navigation fondamentale. L'objectif de cette distinction est l'économie de notre énergie vitale. Chaque minute passée à s'angoisser pour un résultat qui ne nous appartient pas, chaque once de colère dépensée contre un événement négatif, chaque instant de frustration face à l'incompréhension d'autrui est une force gaspillée. C'est une énergie qui aurait pu être investie dans le seul domaine qui compte : la qualité de nos propres choix et la justesse de nos actions.

En concentrant notre énergie uniquement sur nos jugements, nos intentions et nos actions, nous cessons de la dissiper contre les forces extérieures. C'est le premier pas, et le plus essentiel, vers la liberté. Non pas la liberté d'obtenir ce que l'on veut du monde, mais la liberté intérieure de ne pas être brisé par lui. C'est la liberté de maintenir sa sérénité et sa capacité d'agir avec raison, quelles que soient les circonstances. L'impératif du stoïcisme, fonder son bonheur sur ce que l’on peut toucher.

En définissant la source de notre bien-être, la dichotomie de contrôle nous mène directement à l'autosuffisance.

L'Autosuffisance : La Forteresse Imprenable de l'âme

La quête d'une vie vertueuse, qu'elle soit guidée par les préceptes de Kipling, les enseignements du stoïcisme ou le cheminement maçonnique, passe nécessairement par l'édification d'une forteresse intérieure : celle de l'autosuffisance. Se suffire à soi-même ne signifie nullement s'isoler du monde ou rejeter l'aide d'autrui. Il s'agit plutôt de cultiver une autonomie de l'esprit et du cœur qui nous rendent invulnérables aux aléas extérieurs et aux opinions changeantes d'autrui. C'est la capacité à maintenir notre équilibre et notre intégrité, quelles que soient les circonstances, et ce, indépendamment des éloges ou des critiques que nous recevons. Face à la panique, au blâme, ou au doute généralisé, le stoïcien s'appuie sur ses propres ressources morales et intellectuelles. Il ne se laisse pas emporter par les émotions collectives, ni par le jugement inconstant de la foule. Cette force intérieure est la quintessence de la sagesse stoïcienne. Avec la dichotomie de contrôle, la seule chose qui soit véritablement à notre portée, et donc la seule chose sur laquelle nous devons fonder notre bonheur, c'est nous-même !

Cette capacité à rester inébranlable face aux critiques extérieures, qu'elles soient amicales ou hostiles, repose sur un un amour de soi sain et juste. Il ne s'agit pas d'un égoïsme narcissique, mais de l'estime et du respect de sa propre intégrité, de sa dignité et de sa valeur en tant qu'être vertueux. S'aimer soi-même de cette manière, c'est reconnaître que la seule personne que l'on ne peut pas fuir est soi-même, et que la seule opinion qui compte in fine est celle que l'on se porte par rapport à ses propres principes. C'est cette autonomie de jugement et cette estime de soi vertueuse qui nous permettent d'interagir avec le monde sans être ballottés par ses caprices, et de maintenir notre cap même quand les vents sont contraires.

En Franc-Maçonnerie, cette quête de l'autosuffisance se matérialise dans le travail sur la Pierre Brute. Chaque Maçon est invité à se connaître, à identifier ses aspérités, ses faiblesses, et à les polir par un effort constant et personnel. Ce travail de construction intérieure vise à rendre l'individu plus solide, moins dépendant des validations extérieures, et imperméable aux coups du sort. C'est en devenant “maître” de lui-même qu'il peut ensuite, de manière désintéressée, contribuer à l'édification du Temple, en offrant non pas sa dépendance, mais sa force et sa lumière propre. L'autosuffisance n'est donc pas une fin en soi, mais un moyen d'atteindre la liberté et le bonheur intérieur, et de servir le monde avec intégrité et sérénité. C'est la base sur laquelle repose toute construction vertueuse.

L'autosuffisance nous rend maître de nous-mêmes ; le Memento Mori nous rappelle l'urgence de vivre pleinement cette maîtrise.

Memento Mori : La conscience de l'éphémère comme moteur

Les vers de Kipling, invitant à vivre “chaque minute impitoyable avec soixante secondes de vie parcourue”, résonnent avec le principe stoïcien du Memento Mori : “souviens-toi que tu dois mourir”. Pour les Stoïciens, cette réflexion n'était pas morbide. Elle souligne la brièveté de l'existence et la nécessité d'embrasser chaque moment. Car il est toujours plus tard que l'on ne pense.

Cependant, cette perspective comporte le risque d'un suprémacisme du plaisir menant à une vision à court terme, voire au nihilisme. Pour mieux le comprendre, le Memento Mori peut être complété par le Memento Vivere : “souviens-toi que tu dois mourir, souviens-toi que tu dois vivre”. Parce qu’il est probable que nous ne mourrons pas demain, d'où la nécessité de maintenir nos engagements et responsabilités à long terme. La conscience de notre mortalité doit inciter à vivre pleinement le présent. Si demain était votre dernier jour sur Terre, comment voudriez-vous le vivre ?

(Légère pause dramatique pour faire réfléchir le public)

Adopter cette perspective au quotidien n'est pas une incitation au désespoir, mais un principe actif pour maximiser la qualité de notre existence.

D'une part, cela clarifie nos priorités. Les préoccupations triviales s'estompent face à l'inéluctabilité de la mort. Nous nous concentrons sur ce qui a une réelle valeur : nos relations, nos passions, nos principes. Cela nous pousse à agir en accord avec notre moi profond, sans reporter.

D'autre part, cela intensifie l'expérience du présent. L'attention n'est plus détournée par les regrets ou les anxiétés. Ainsi, tous les endroits deviennent le centre de l'univers, et chaque moment est le plus important. Enfin, c'est un puissant levier pour l'action et l'intégrité. Face à la probabilité de la mort, souhaitons-nous laisser des choses inachevées ou des mots inexprimés ? Ce cadre encourage à prendre des risques, à poursuivre des rêves, à pardonner et à vivre de manière authentique. Pour un stoïcien, c'est encore une opportunité d'agir avec vertu, indépendamment des circonstances extérieures. En somme, ce n'est pas une morbidité, mais une stratégie pour une vie plus riche, intentionnelle et alignée avec nos valeurs.

Il nous appartient de faire en sorte que le jour où la mort nous trouvera soit un jour dont nous puissions être fiers.

La conscience de notre mortalité ne prend tout son sens que dans l'impératif de l'action.

L'impératif de l'action : Au-delà de la Pensée et du Discours

Nous avons exploré les exigences de Kipling et les principes stoïciens qui nous invitent à la maîtrise de soi, à la sagesse et à la vertu. Mais il est crucial de rappeler que toutes ces réflexions, ces méditations et ces connaissances ne trouvent leur véritable sens que dans l'action. Pour les Stoïciens, la sagesse n'est pas une simple contemplation intellectuelle ou une accumulation de savoirs théoriques : elle est avant tout une pratique quotidienne. Nos intentions les plus pures, nos pensées les plus nobles ne suffisent pas ! Qui que l'on soit au fond de nous, nous ne sommes jugés que d'après nos actes. C'est notre comportement, nos réponses aux défis, la manière dont nous agissons dans le monde qui témoigne de notre vertu. Le bonheur stoïcien n'est pas un état passif, mais le résultat d'un travail volontaire sur soi, manifesté par des actions justes et une maîtrise de nos réactions. Comme l'a si bien formulé l'empereur stoïcien Marc Aurèle : “Ne perds plus de temps à discuter de ce que doit être un homme de bien. Sois-en un.”

En Franc-Maçonnerie, cette primauté de l'action est tout aussi fondamentale. Les outils symboliques dont nous nous servons en Loge ne sont pas de simples ornements, ils sont les emblèmes d'un travail concret et continu sur soi. Ce n'est pas ce que nous disons être, mais ce que nous faisons qui définit le Maçon. La mise en œuvre des principes appris en Loge dans notre vie quotidienne donne sens à notre engagement. Nos serments, nos symboles, nos rituels nous guident, mais c'est par nos actions que nous prouvons notre adhésion aux valeurs de notre Ordre et que nous contribuons véritablement à la construction du Temple.

C'est ici que prend tout son sens la notion de “propagande par l'exemple”. Il ne s'agit pas pour le Maçon de proclamer haut et fort ses vertus ou d'imposer ses idées par la force du discours. Il s'agit plutôt d'incarner, dans sa vie quotidienne, les principes qu'il médite en Loge. C'est par la qualité de ses actions, la sérénité de son jugement et la noblesse de son caractère que le Maçon inspire. Non par un discours doctrinaire, mais par la lumière de son propre perfectionnement qui rejaillit sur son entourage. C'est en étant lui-même une preuve vivante des idéaux maçonniques qu'il participe concrètement à l'amélioration de l'humanité.

Conclusion

L'homme décrit par Kipling est un homme d'action, capable de “se remettre au travail” après la destruction de son œuvre, de “risquer” ses possessions, et de “persévérer” même quand il n'y a plus rien que sa volonté. Il incarne l'idée que la vertu n'est pas une passivité sereine, mais une mise en pratique constante. Au-delà de nos pensées et de nos intentions les plus secrètes, c'est ce que nous manifestons dans le monde qui nous définit véritablement. La quête de la sagesse est donc avant tout une invitation à comprendre la dichotomie de contrôle, l'autosuffisance, le Memento Mori et l'impératif de l'action. Une action juste, vertueuse et continue.

Vénérable maître, j'ai dit.

If de Rudyard Kipling, traduction par Looping.

Si tu peux garder la tête froide quand tout le monde autour de toi perd la sienne et t’en accuse, Si tu peux te faire confiance quand tout le monde doute de toi, mais en tenir compte cependant ;

Si tu peux attendre sans être fatiguer d'attendre, Ou être calomnié sans céder au mensonge Ou être détesté sans sombrer dans la haine Et pourtant sans fanfaronner ni donner de leçons.

Si tu peux rêver et ne pas faire des rêves ton maître ; Si tu peux penser et ne pas faire de tes pensée ton but ; Si tu peux rencontrer le triomphe et le désastre Et traiter ces deux imposteurs en toute égalité ;

Si tu peux supporter d'entendre la vérité que tu as dites Déformée par des fripons pour tromper des imbéciles, Ou voyant détruit l'ouvrage de ta vie, Prendre tes vieux outil pour te remettre au travail

Si tu peux faire un tas de toutes tes possessions Et les risquer sur un seul coup de dés, Et perdre, et recommencer de zéro, Et ne jamais souffler un mot de ta perte ;

Si tu peux obliger ta force ton cœur et ton courage, À servir ta cause longtemps après leur départ, Et ainsi persévérer quand il n'y a plus rien d'autre Que ta Volonté qui te dit : « Tiens bon ! »

Si tu peux parler aux foules et garder ta vertu, Ou vivre auprès des rois en gardant les pieds sur terre Si ni les ennemis ni les amis ne peuvent te blesser, Si tout le monde compte pour toi, mais aucun ne compte trop ;

Si tu peux remplir chaque minute impitoyable avec soixante secondes de vie parcourue, À toi est la Terre et tout ce qu'elle contient, Et, mieux encore, tu seras un Homme, mon fils !

5 mn d'actualité, Reconnaître le fascisme de Umberto Eco.

Le texte dont il est question ce midi et publié sous le titre “Reconnaître le fascisme”, trouve son origine dans une conference donné par Umberto Eco à l'université de Colombia le 25 avril 1995, à l'occasion du 50e anniversaire de la libération de l'Europe.

Umberto Eco, né en 1932, était un universitaire, philosophe, sémioticien et écrivain italien. Reconnu pour ses nombreux essais universitaires sur la sémiotique (c’est la discipline scientifique qui étudie des processus de signes et de la fabrication du sens), l'esthétique médiévale, la communication de masse, la linguistique et la philosophie. Professeur titulaire de la chaire de sémiotique puis doyen de la faculté des sciences humaines à l'université de Bologne, avant d'en devenir professeur émérite en 2008. Il est mort en 2016.

Dans le contexte actuel, qui voit resurgir en France, en Europe, en Inde, en Israël, en Russie, aux États Unis, en Argentine et ailleurs des populismes qui sont autant de “fascisme en civil”, ce court texte est une contribution indispensable au débat public, au réveil des consciences civiques et notre engagement maçonnique. Car comme l'écrit Umberto Eco : “On peut jouer au fascisme de mille façons, sans que jamais le nom du jeu ne change.”

“Le terme fascisme s'adapte à tout parce que même si l'on élimine d'un régime fasciste un ou plusieurs aspects, il sera toujours possible de le reconnaître comme fasciste. [...] je crois possible d'établir une liste de caractéristiques typiques de ce que je voudrais appeler l'Ur-fascisme, c'est-à-dire le fascisme primitif et éternel. Impossible d'incorporer ses caractéristiques dans un système, beaucoup se contredisent réciproquement et sont typiques d'autres formes de despotisme ou de fanatisme. Mais il suffit qu'une seule d'entre elles soit présente pour faire coaguler une nébuleuse fasciste.”

1 La première caractéristique du fascisme éternel, c'est le culte de la tradition. Il ne peut y avoir d'avancée du savoir. La vérité a déjà été énoncée une fois pour toutes et l'on ne peut que continuer à interpréter son obscur message.

Le fascisme se fonde sur une valorisation excessive du passé, au profit d'une idéologie conservatrice qui renie le changement.

2 Le traditionalisme implique le refus du modernisme. Le rejet du monde moderne se dissimule sous un refus du mode de vie capitaliste, mais il a principalement consisté en un rejet de l’esprit de 1789. La Renaissance, l’Âge de Raison sonnent le début de la dépravation moderne.

Les valeurs modernes comme l'individualisme et le relativisme sont souvent rejetées au profit d'une vision monolithique de la culture et de la société.

3 Le fascisme éternel entretient le culte de l’action. Réfléchir est une forme d’émasculation. En conséquence, la culture est suspecte en cela qu’elle est synonyme d’esprit critique. Les penseurs officiels fascistes ont consacré beaucoup d’énergie à attaquer la culture moderne et l’intelligentsia libérale coupables d’avoir trahi ces valeurs traditionnelles.

L’accent est mis sur l'action, souvent agressive, et sur le rejet du débat intellectuel, favorisant ainsi l'impulsivité.

4 Le fascisme éternel ne peut supporter une critique analytique. L’esprit critique opère des distinctions, et c’est un signe de modernité. Dans la culture moderne, c’est sur le désaccord que la communauté scientifique fonde les progrès de la connaissance. Pour le fascisme éternel, le désaccord est trahison.

5 En outre, le désaccord est synonyme de diversité. Le fascisme éternel se déploie et recherche le consensus en exploitant la peur innée de la différence et en l’exacerbant. Le premier appel d'un mouvement fasciste est lancer contre l'intrus. Le fascisme éternel est raciste par définition.

6 Le fascisme éternel puise dans la frustration individuelle ou sociale. C’est pourquoi l’un des critères les plus typiques du fascisme historique a été la mobilisation d’une classe moyenne frustrée, une classe souffrant de la crise économique ou d’un sentiment d’humiliation politique, et effrayée par la pression qu’exerceraient des groupes sociaux inférieurs.

Les intellectuels et les penseurs sont souvent considérés comme des traîtres ou des complices d'un système oppressif.

7 Aux personnes privées d’une identité sociale claire, le fascisme éternel répond qu’elles ont pour seul privilège, plutôt commun, d’être nées dans un même pays. C’est l’origine du nationalisme. En outre, ceux qui vont absolument donner corps à l’identité de la nation sont ses ennemis. Ainsi y a-t-il à l’origine de la psychologie du fascisme éternel une obsession du complot, potentiellement international, et probablement antisémite. Ainsi les juifs sont ils en général la meilleure des cibles puisqu'ils présentent l'avantage d'être à la fois dehors et dedans. La meilleure façon de contrer le complot est d’en appeler à la xénophobie. Mais le complot doit pouvoir aussi venir de l’intérieur.

8 Les partisans du fascisme doivent se sentir humiliés par la richesse ostentatoire et la puissance de leurs ennemis. Les gouvernements fascistes se condamnent à perdre les guerres entreprises car ils sont foncièrement incapables d’évaluer objectivement les forces ennemies, à la fois trop forts et trop faibles.

9 Pour le fascisme éternel, il n’y a pas de lutte pour la vie mais plutôt une vie vouée à la lutte. Le pacifisme est une compromission avec l’ennemi et il est mauvais à partir du moment où la vie est un combat permanent.

10 L’élitisme est un aspect caractéristique de toutes les idéologies réactionnaires, en tant que fondamentalement aristocrarique. Au cours de l. Histoire, tous les élitismes aristocrariques et militaristes ont impliqué le mépris pour les faibles.Le fascisme éternel ne peut promouvoir qu’un élitisme populaire. Chaque citoyen appartient au meilleur peuple du monde; les membres du parti comptent parmi les meilleurs citoyens; chaque citoyen peut ou doit devenir un membre du parti.

11 Dans une telle perspective, chacun est invité à devenir un héros. Le héros du fascisme éternel rêve de mort héroïque, qui lui est vendue comme l’ultime récompense d’une vie héroïque.

12 Le fasciste éternel transporte sa volonté de puissance sur le terrain sexuel. Il est machiste, ce qui implique à la fois le mépris des femmes et l’intolérance et la condamnation des différentes orientation sexuelles ou identité de genre : comme l’homosexualité ou la transidentité.

13 Le fascisme éternel se fonde sur un populisme sélectif, ou populisme qualitatif pourrait-on dire. Le Peuple est perçu comme une qualité, une entité monolithique exprimant la Volonté Commune, les individus n'ayant pas de droit. Étant donné que des êtres humains en grand nombre ne peuvent porter une Volonté Commune, c’est le Chef qui peut alors se prétendre leur interprète. Ayant perdu leurs pouvoirs délégataires, les citoyens n’agissent pas; ils sont appelés à jouer le rôle du Peuple.

14 Le fascisme éternel parle la Novlangue. La Novlangue, inventée par Orwell dans 1984, est la langue officielle de l’Angsoc. Elle se caractérise par un vocabulaire pauvre et une syntaxe rudimentaire de façon à limiter les instruments d’une raison critique et d’une pensée complexe. Cela dit, nous devons être prêts à identifier d'autres formes de novlangue, même lorsque qu'elle prennent l'aspect innocent d'un populaire show télévisé.

On pourrait rajouter, le mépris des droits humains, de la justice indépendante, de la liberté de la presse, ou des syndicats. Autant de choses constitutives de la démocratie.

“Nous devons veiller à ce que le sens de ces mots ne soit pas oublié de nouveau. Le fascisme éternel est toujours autour de nous, parfois en civil. ce serait tellement plus confortable si quelqu'un s'avançait sur la scène du monde pour dire “je veux rouvrir auschwitz, je veux que les chemises noires reviennent tarder dans les rues italiennes !” hélas la vie n'est pas aussi simple. Le fascisme éternel est susceptible de revenir sous les apparences les plus innocentes. Notre devoir est de le démasquer, de montrer du doigt chacune de ces nouvelles formes, chaque jour, dans chaque partie du monde.

Liberté et Libération sont un devoir qui ne finit jamais. telle doit être notre devise : n'oubliez pas.”

Je me permet de faire le lien avec cette Citation de Zeev Sternhell, l'un des plus grand spécialiste du fascisme, mort en 2020.

“L'histoire ne se “répète” pas, mais il y a une continuité. Et cette question de la continuité me préoccupe depuis longtemps, parce que ce qui me fascine depuis toujours, c'est d'essayer de comprendre le XXe siècle, essayer de comprendre pourquoi ça s'est passé comme ça. Le grand historien Marc Bloch a dit qu’on ne peut pas comprendre notre temps sans connaître l'histoire. Pour ma part, à l'inverse, le monde dans lequel je vis m'a aussi permis de mieux comprendre le passé. Quand on regarde les tragédies du XXe siècle, on se demande comment cela a été possible. Or, quand on regarde ce qui se passe sous nos yeux, on se dit que tout est possible. Aucune société ni aucun peuple ne possède des gènes qui les immunisent contre le fascisme, l’autoritarisme, l’exclusion de l’autre. Et cela, je ne cesserai de le marteler, y compris à mes concitoyens en Israël.”

Liberté Chérie, une loge maçonnique dans un camp de concentration.

Parmi les prisonniers de la Seconde Guerre mondiale en Allemagne ou dans les territoires occupés par les nazis, il y avait des franc-maçons. Et nous savons que certains d’entre eux se sont reconnus et ont essayé d’organiser, avec plus ou moins de succès, une activité maçonnique dans les camps.

Par exemple, dans l’olfag X-D près de Hambourg, oflag désignant les camps de prisonniers de guerre destinés aux officiers, des officiers belges, dont le futur président de la commission européenne, l’avocat Jean Rey, fondèrent la loge l’Obstinée, intégrée au Grand Orient de Belgique à la libération.

Dans le stalag 383 situé en Bavière, stalag désignant les camps de prisonniers de guerre destinés aux soldats et aux sous-officiers, des frères se réunirent en loge dans le cellier d’une ancienne écurie et deux hospitaliers (le frère qui s'occupe de la solidarité dans la loge) étaient chargés de récolter et de répartir les cigarettes, le thé, le sucre et le lait, notamment avec les malades.

Ou encore, dans le camp d’Allach, camp satellite de Dachau, (rattaché aux usines de BMW) dix frères firent l’unique tenue d’une loge intitulée “Les Frères captifs d’Allach”, après la libération du camp le 6 mai 1945. Le procès-verbal de la tenue est exposé au musée de la Franc-Maçonnerie à Paris.

Après ce bref rappel d’une activité maçonnique dans les pires conditions, l’histoire dont je vais vous parler, est plus incroyable encore.

Elle commence en 1943, au camp de concentration d’Esterwegen, au nord-ouest de l’Allemagne, à une vingtaine de km de la frontière des Pays-Bas. Ce camp, après la prise de pouvoir de Hitler en 1933, fut utilisé pour y enfermer des opposants politique (les communistes et les antifasciste), et à partir de 1943 des résistants étrangers ayant reçu le statut de « Nacht und Nebel ».

C’est un décret adopté par les nazis le 7 décembre 1941 ordonnant la déportation de celles et ceux qui ont commis des “infractions contre le Reich ou contre les forces d’occupation”. Les dirigeants nazis considéraient ainsi que les résistants des pays ayant signé un armistice avec l’Allemagne ou ayant capitulé, n'étaient pas protégés par les conventions de La Haye. C’était des prévenus qui étaient destinés à être jugés pour leurs actes de résistance. En réalité, des simulacres de procès dont l’issue était la mort.

Ce décret est connu sous le nom de “Nacht und Nebel”. Nuit et brouillard.

Le baraquement n°6 du camp regroupait une centaine de prisonniers. Certains étaient affectés au tri des cartouches et des pièces de radio, d’autres étaient contraints, dans des conditions effroyables, de récolter la tourbe dans les carrières avoisinantes, afin de chauffer les baraquements. Parmi eux, se trouvaient des francs maçons belges, qui, dans le plus grand secret, se reconnurent, puis fondèrent et firent fonctionner une loge maçonnique dans un camp de concentration. Un fait unique dans l’Histoire, à notre connaissance.

Voici ces frères et leurs histoires :

Paul Hanson, Juge de paix à Louveigné, un canton au sud de Liège. 54 ans, de la respectable loge “Hiram” à l’orient de Liège.

En février 1942 il dû juger une affaire délicate dans la Belgique occupée depuis deux ans. (la franc maçonnerie est interdite) Il s'agissait de la contestation d'une taxe sur les bovins pour chaque agriculteur, imposée par une association de collabos. L’arrêt du juge Paul Hanson, le 13 mars 1942, dénonce la volonté de mettre en place, en Belgique, un régime contraire à sa Constitution. Nul autre que le roi, qui se trouvait empêché de régner ou le parlement, absent, ne pouvait légiférer. Il précise que même s’il était possible à une autre instance d’avoir le pouvoir de légiférer, cela ne pourrait être, en accord avec les conventions de La Haye, qu’au pouvoir occupant. Le juge Paul Hanson met ainsi l’Allemagne devant ses responsabilités. Les Allemands arrêtent Paul Hanson le 20 avril 1942, la jurisprudence et la portée considérable du jugement, menaçait l’organisation de l’occupation de la Belgique.

Franz Rochat, 35 ans, professeur à l’Université de Liège, docteur en sciences et en pharmacie, directeur d’un laboratoire pharmaceutique et membre de la respectable loge “Les amis philanthropes” à l’orient de Bruxelles.

Il travaille pour la presse clandestine et un journal de la résistance “La Voix des Belges”. Il fait également partie des résistants dits “ARA”, agents de renseignements et d'action, Franz Rochat fut arrêté le 28 février 1942 pour espionnage et aide à l’ennemi.

Jean Sugg, 46 ans, également membre de la respectable loge “Les amis Philanthropes”.

D'origine suisse alémanique, il était représentant de commerce en pharmacie. Il travailla avec Franz Rochat à la diffusion de la presse clandestine pour laquelle il traduisait des textes allemands et suisses. Il contribue aussi à plusieurs journaux clandestins comme “La libre Belgique”, “La Légion noire”, “Le Petit Belge”, ou “L'Anti-Boche”. Il s'occupa d'aide aux aviateurs alliés et aux réfractaires au travail obligatoire en leur fournissant argent et timbre de ravitaillement. Il est arrêté le 23 mars 1942, il est inculpé d’espionnage et d’aide à l’ennemi.

Guy Hannecart, avocat, poète, romancier et dramaturge de 40 ans, lui aussi membre de la respectable loge “Les amis Philanthropes”, membre du directoire du Mouvement national belge. Il dirige le journal clandestin “La voix des Belges” ou il retrouve Franz Rochat et Jean Sugg. Il est arrêté le 27 avril 1942.

Joseph Degueldre, docteur en médecine, 39 ans, de la respectable loge “Le travail” à l’orient de Verviers, membre de l’Armée Secrète. Il appartenait à un service de renseignements et d’action en qualité de Chef de sous-section. Arrêté sur dénonciation le 29 mai 1943.

Luc Somerhausen, 40 ans, membre de la respectable loge “Action et Solidarité” à l'Orient de Bruxelles, journaliste et rédacteur au Sénat et Grand Secrétaire adjoint du Grand Orient de Belgique.

Il était, au sein de la résistance adjudant au Service général de renseignements et d’action, qui fut le prédécesseur clandestin de la Sûreté de l’État, seul service civil de renseignements et de sécurité de Belgique. Il est arrêté le 28 mai 1943 pour faits de résistance.

Amédée Miclotte, 41 ans, initié à la respectable loge « Les Vrais Amis de l’Union et du Progrès Réunis » à l’orient de Bruxelles, chef de section au Service de renseignements et d'action. Il est arrêté le 29 décembre 1942.

Ils étaient donc sept francs-maçons belges déportés pour des faits de résistance. Le septuor décide alors la création d’une loge clandestine, qui aura pour titre distinctif «Liberté Chérie».

(pour qu'une tenue maçonnique puisse avoir lieu, il faut 7 frères avec le grade de maître)

Nous sommes en novembre 1943.

Ce «Liberté Chérie» ne vient pas du célèbre couplet de la Marseillaise.

Non, ce «Liberté Chérie» là, vient du chant des marais.

Ce chant a été écrit dans le camp de concentration de Bögermoor, à dix Km d’Esterwegen durant l’été 1933 par le poète communiste allemand Johann Esser, déporté après des accusations de trahison.

Das Lied der Moorsoldaten

Le Chant des soldats des marais. C’était le surnom des prisonniers concentrationnaires qui travaillaient dans les tourbières.

Celui-ci exprime la plainte des prisonniers politiques allemands antifascistes internés après la prise de pouvoir de Hitler. Il fut diffusé et transmis à l’étranger puis traduit et chanté par les Brigades internationales engagées contre Franco en Espagne.

Loin vers l’infini s’étendent De grands prés marécageux. Pas un seul oiseau ne chante Sur les arbres secs et creux.

Refrain Ô, terre de détresse Où nous devons sans cesse Piocher (bis)

Dans ce camp morne et sauvage Entouré de murs de fer Il nous semble vivre en cage Au milieu d’un grand désert

Refrain Ô, terre de détresse Où nous devons sans cesse Piocher (bis)

Bruit des pas et bruit des armes, Sentinelles jours et nuits, Et du sang, des cris, des larmes, La mort pour celui qui fuit.

Refrain Ô, terre de détresse Où nous devons sans cesse Piocher (bis)

Mais un jour dans notre vie, Le printemps refleurira. Liberté, liberté chérie Je dirai « tu es à moi ».

Ô, terre d'allégresse Où nous pourrons sans cesse Aimer (bis)

Ainsi, la loge clandestine prend pour nom les mots d’un poème partisan écrit dix ans plus tôt, à dix km de là.

Luc Somerhausen demanda au caricaturiste du quotidien Le Soir Fernand Van Horen, de dessiner le sceau de la loge. C'était un membre de l'armée secrète, arrêté sur dénonciation, par la Gestapo.

Ce dessin, qui symbolisait la lutte pour la liberté pendant la captivité, est un triangle, qui reprend le motif de la tenue de prisonnier, et sur chaque face du triangle est écrit un mot: «Liberté – Égalité – Fraternité». À l’intérieur de celui-ci, on retrouve le triangle rouge, symbole du marquage des prisonniers politiques. De chaque côté de la pointe du triangle rouge figurent les lettres N. et N. pour Nacht und Nebel.

Le dimanche matin, tandis que les catholiques se réunissaient au fond du dortoir pour la messe avec deux prêtres déportés, les frères se réunissaient dans l’autre pièce du baraquement, sans décor, avec un rituel simplifié, fait de souvenirs et de phrases répétées par cœur, avec des outils de substitution, assis autour de la table qui servait d’ordinaire à trier les cartouches. C’est le juge Paul Hanson qui devient le vénérable maître de la loge (le président) . La loge initia, puis éleva à la maîtrise (le dernier grade), Fernand Erauw, 29 ans. Diplômé de Sciences administratives, auditeur à la cour des comptes, officier de réserve et membre de l’Armée secrète et arrêté à ce titre le 13 août 1942. Cette initiation correspond à la première tenue de la loge selon un rituel simplifié à l’extrême. La loge eut également deux affiliés :

Jean-Baptiste De Schrijver, 50 ans, de la respectable loge «La liberté» à l’orient de Gand. Colonel à l'état-major de l'armée belge. Il est arrêté le 2 septembre 1942 pour espionnage et détention d'armes.

Henry Story, 46 ans, de la respectable loge «Le Septentrion» à l’orient de Gand. Industriel et adjoint au maire de la ville de Gand. Capitaine du Service général de renseignements et d’action et participe à la presse clandestine. Henry Story fait partie de plusieurs groupes de résistance et est le contact du Front de l'Indépendance avec Londres. Il finit par être arrêté le 22 octobre 1943.

On sait finalement très peu de choses des travaux de la loge. Sinon que furent abordés la notion du Grand Architecte de l’Univers, l’avenir de la Belgique, ou encore, la place des femmes dans la Franc-Maçonnerie.

La loge cessa ses travaux lors du transfert de tous les prisonniers «Nuits et Brouillards», au printemps 1944, à destination d’autres camps, en raison de l’avancée des alliés.

Paul Hanson fut transféré à la prison d’Essen pour y être jugé. Mais cette ville fut bombardée par les alliés le 26 mars 1944, le Vénérable Maître Paul Hanson figure parmi les victimes. Henry Story décède le 5 décembre 1944 dans le camp de concentration de Gross-Rosen en Pologne. Jean De Schrijver mourut quelques jours plus tard. Amédée Miclotte fut porté disparu le 8 février 1945.
Franz Rochat, envoyé à la forteresse prison d’Untermassfeld au centre de l’Allemagne en avril 1944 y meurt le 6 janvier 1945. Guy Hannecart, parti pour Bergen-Belsen en Basse-Saxe, décéda le 25 février 1945. Jean Sugg meurt le 6 mai 1945 à Buchenwald alors que le camp vient d’être libéré par les alliés.

Joseph Degueldre, transféré la prison politique d’Ichtershausen au centre de l’Allemagne en avril 1945 participe à une «marche pour la mort», réussit à s’en évader et survécut pour mourir chez lui en avril 1981 dans la province de Liège.

Fernand Erauw et Luc Somerhausen étaient au camp d'Oranienburg- Sachsenhausen, à 30 km au nord de Berlin, et quand, au printemps de 1945, le camp fut évacué, ils entreprirent la terrible «marche de la mort» en direction de la baltique. Ils parcoururent quelque trois cents kilomètres en quinze jours jusqu'à rencontrer l'armée rouge. Les deux maçons furent admis dans la catégorie des «très handicapés» de la Croix rouge. Fernand Erauw ne pesait plus que trente-deux kilos pour 1 mètre 84. Luc Somerhausen souffrait de double perforation des tympans, de tachycardie, de pertes de mémoire, d’inflammation de la plèvre, et de scorbut tout en étant évidemment très amaigri. Ils sont tous les deux rapatriés en Belgique le 21 mai 1945.

À l’automne 1945, après plusieurs démarches de Luc Somerhausen, le Grand Orient de Belgique reconnut la loge Liberté Chérie comme régulière. Contre toute attente, cette décision ne fut pas l'unanimité immédiate et touchante attendue. En cause, les négationnistes et les rigorismes au sein de l'obédience. Ce ne sera qu’en 1989 qu’elle intégrera la liste des loges, sous le numéro 29 bis. Partageant ce numéro avec la loge L'Obstinée du camp de prisonnier pour officier olfag X-D.

Et au début de 1946, Luc Somerhausen et Fernaud Erauw sont retournés à Esterwegen chercher les quelques documents relatifs à la loge qu’ils avaient enterrée dans une boîte au pied d’un arbre qui devait servir de repère. Les statuts de la loge, le tableau de loge ainsi que des tracés des travaux de l’atelier. Ils trouvèrent le camp quasi intact, mais la terre avait été retournée. Ils ont cherché, mais hélas, ce fut en vain.

La mémoire matérielle de la respectable loge «Liberté Chérie» était perdue à jamais. C’est désormais aux survivants de la reconstituer.

Luc Somerhausen se consacra à la défense des anciens prisonniers politiques et anciens résistants et fut vice-président de la Confédération des prisonniers politiques. Le 13 mars 1947, fut apposée une plaque commémorative au tribunal de Louveigné, en hommage à Paul Hanson. Sur cette plaque est reproduit le texte suivant, ainsi que les principales phrases du jugement, qui sont encadrées par une branche d'acacia : « Ici, le 13 mars 1942 le Juge Hanson a dit non aux volontés de l’occupant et a payé de sa vie son indépendance. »

Fait également à noter, le juge Paul Hanson reçut la Croix de guerre de l'armée française pour les services rendus au cours des opérations menées dans la clandestinité contre les troupes allemandes.

Luc Somerhausen est mort en 1982. Fernand Erauw en 1997. Derniers témoins de l’histoire de la loge clandestine. Il nous appartient désormais de tailler ensemble la pierre du souvenir des frères de Liberté Chérie.

En 2002, à l'initiative du juge de paix du canton de Louveigné, la place devant le tribunal est nommée “place du Juge de Paix Paul Hanson”, afin d’honorer sa mémoire.

En Septembre 2004 un monument en la mémoire des membres de Liberté Chérie fut inauguré sur le site du camp d’Esterwegen par des francs-maçons belges et allemands. Son architecte, Jean De Salle en parle en ces termes : «Un pavé mosaïque émerge de la terre au milieu des feuilles mortes, écartées un instant. […] Du carré long émerge un cube de pierre brute tout simplement posé là. Il nous rappelle notre travail intérieur et extérieur jamais terminé. Mais la pierre est prisonnière d’une grille d’acier qui ne parvient pas à l’étouffer, ni à la briser, ni à la mettre au pas. Au contraire, cette maille, un instant victorieuse se brise, se tord, s’écartèle, envahie par une rouille dévorante, et doit se rendre compte de sa propre vacuité. »

Le 8 mars 2012, à l’orient de Liège, la respectable loge “Hiram”, la loge du Vénérable Maître Paul Hanson, inaugura un monument en mémoire des frères de «Liberté Chérie». Il s’agit d’une pyramide inversée, surmontée de 7 figurines décharnées réunies dans une chaîne d’union, les noms des membres de la loge sont gravés sur les faces de la pyramide inversée.

Yves Hiver-Messeca, docteur en histoire, dans le tome 3 de ses livres « L’Europe sous l’acacia » termine la partie consacrée à Liberté Chérie, à l’orient d’Esterwegen ainsi : « La résistance est une force qui n’existe qu’en s’opposant, mais il faut toujours être lucide, empathique et courageux pour savoir contre qui, quand et comment résister. […] Seuls ceux qui ont résisté pourront dire. Les autres tenteront au mieux de comprendre, recevoir, et s’en inspirer. Résister, c’est donc se dresser, sans nier l’autre, lutter sans perdre son humanité, parfois mourir pour que triomphe la vie. »

Enfin, Fernand Erauw, dernier survivant et seul initié de Liberté Chérie, avait l'habitude de conclure ses planches consacrées à cette époque par ces quelques mots et nous conclurons avec lui :

“C’est en hommage aux Frères de « Liberté Chérie » que je parle : ils ont fait ce qu’ils devaient : Ils se sont courroucés contre l’iniquité qu’était le nazisme et la captivité. Ils ont élevé leur voix avec force pour détruire ces maux et reconquérir la liberté... Et ils ont agi en essayant de faire le bien pour travailler au bonheur de l’Humanité. Il nous appartient désormais de traquer sans relâche toutes les formes d'oppression, toutes les formes de négation de la valeur de l'être humain, toutes les lâchetés, tous les racismes, tous les fascismes, tous les totalitarismes, tous les alarmismes. Il faut sortir de cette caverne médiévale où despotisme, fanatisme, intégrisme, dogmatisme, qui font souffler sur la planète un sentiment de haine et un vent de vengeance. La tolérance se porte mal et les intolérables se portent bien ! Il faut réactualiser l'espoir et le respect de l'autre. Nous nous trouvons dans une zone de turbulence, au début d'une ère d'incertitude, vers une méconnaissance des valeurs humaines les plus élémentaires, vers la négation du droit et le triomphe de la force brutale.”

J’ai dit.

Bibliographie: «Liberté Chérie, une loge maçonnique dans un camp de concentration». Pierre Verhas «Liberté Chérie, l’incroyable histoire d’une loge dans un camp de concentration». Franz Bridoux «L’Europe sous l’acacia». Yves Hiver-Messeca, docteur en Histoire. «Liberté Chérie, une loge maçonnique dans un camp de concentration». Conférence de Jean-Pierre Mayeux, docteur en philosophie. «Liberté Chérie, une loge maçonnique au camp de concentration d’Esterwegen». Planche du Frère Franz Bridoux, survivant du baraquement N°6 d’Esterwegen. “L'Odyssée de Liberté Chérie” planche du frère Fernand Erauw, 1993.

Léon Bourgeois et la solidarité

Léon Bourgeois (1851-1925) était un homme d'État, un écrivain, et un penseur. Fondateur du Parti Radical, il a été l'inspirateur et le théoricien du Solidarisme, une théorie juridique et une philosophie politique qui a guidé toute son action publique, et le concepteur de la Société Des Nations (1919-1946), ancêtre de l’Organisation des Nations Unies.

Docteur en droit, avocat, préfet, puis préfet de police de Paris, député, sénateur, plusieurs fois ministre, il a également été président du Sénat, président de la Chambre des députés, ou président du Conseil.

En tant que président du Conseil, de novembre 1895 a avril 1896, son gouvernement fut le premier à n’être composé que de radicaux. La droite s’oppose à l'organisation des retraites ouvrières, à son projet d'impôt général sur le revenu, considéré alors comme une « inquisition fiscale », ainsi qu’à un projet de loi sur les associations. Il fit cependant voter une loi qui permet à tout français de recevoir gratuitement une assistance médicale, ancêtre de la Couverture Maladie Universelle, une loi instituant un dédommagement pour les ouvriers victimes d’accident du fait des machines, ancêtre de l’accident du travail.

Et même si ce n’est pas lui qui fit voter ces lois, c’est concrètement et directement grâce à son travail qu’ont pu voir le jour la loi sur les associations de 1901, la progressivité de l’impôt sur les successions, la loi sur les Habitations à bon marché (ancêtre des HLM), les retraites ouvrières et paysannes ou encore l’impôt progressif sur le revenu.

Son investissement dépasse la politique. Président de la Ligue de l’enseignement de 1894 à 1898, son combat s’appuie sur le « devoir social » mais aussi sur le constat scientifique que toutes les couches de la société sont exposées à des fléaux tels que la tuberculose. Sa fille en meurt à 24 ans et son épouse à 52 ans. Il a mené ce combat au niveau mondial en présidant l’Association internationale pour la lutte contre la tuberculose, mais aussi l’Association internationale pour la lutte contre le chômage. Pour Léon Bourgeois, la solidarité sociale est nécessairement internationale.

Et c’est ainsi que le 10 mai 1898 s'est ouvert la première conférence internationale de la paix à La Haye, ou Léon Bourgeois s'est vu confier la commission d’arbitrage. Considérant que la paix est reconnue comme la condition d’une vraie solidarité internationale, il s'est attaché à garantir la paix, par le règne du droit. Son constat alors est simple, une délibération générale de l’ensemble des nations est porteuse de compromis plus amples et plus durables que la négociation d’état à état. Ceux ci peuvent obtenir la garantie supérieur de «l’entente universelle» selon lui. Ainsi, dès 1899, et pour la première fois dans l’Histoire, 24 nations ont décidé ensemble, de la limitation des armements, et des moyens de prévention de la guerre ou de la résolution pacifique des conflits, et aboutissent à la création de la Cour d'arbitrage international de La Haye.

Léon Bourgeois se fit en France le défenseur des travaux de La Haye, tant auprès de l’opinion qu’auprès du gouvernement. Contrairement à une précédente période de sa vie où il avait occupé de nombreuses fonctions ministérielles ou électives, Léon Bourgeois connut après la première conférence de La Haye une activité politique plus modeste et se consacra à la promotion et à la vulgarisation des idées de La Haye.

Léon Bourgeois a publié en 1909 « Pour la Société des Nations », une extension des conférences de La Haye. Léon Bourgeois voulait une organisation armée face aux incertitudes des relations internationales, forte d’une juridiction reconnue par les nations, et pouvant éventuellement prononcer des sanctions à l’encontre des états rebelles au droit.

La guerre de 1914-1918 a redonné du crédit à cette idée, et le 28 juin 1919 est signé le pacte intégré au traité de Versailles qui donne naissance à la Société des Nations et Léon Bourgeois en fut le premier président. Suprême reconnaissance pour ses convictions et son inlassable travail en faveur de la paix, Léon Bourgeois reçoit le Prix Nobel de la Paix en 1920 pour sa contribution à la Société des Nations.

Léon Bourgeois n'est pas parvenu à imposer pendant la Conférence de la paix sa vision d’une Société des Nations vigoureuse et armée, issue de vingt années de réflexion, d’observation et d’action comme acteur à la fois de la vie nationale et de la conciliation internationale. Il a tenté de marier dans ce nouveau concept la promotion de la solidarité internationale et les impératifs de la sécurité collective. Plus de vingt-cinq ans plus tard, la Charte des Nations-Unies répondra à ses attentes.

« Pas d’harmonie sans l’ordre, pas d’ordre sans la paix, pas de paix sans liberté, pas de liberté sans la justice», disait-il dans «Pour la société des Nations. » en 1909.

Le solidarisme

Le solidarisme de Léon Bourgeois, tel qu’il a été pensé dès la fin du XIXe siècle, était fondé sur l’idée que la justice sociale ne peut exister entre les individus que s’ils deviennent des associés solidaires, en neutralisant ensemble les risques auxquels ils sont confrontés. Cette doctrine peut être considérée comme le soubassement éthique de notre contrat social.

Léon Bourgeois publie Solidarité en 1896 et présente le solidarisme au Congrès international d’Éducation Sociale, en septembre 1900, au moment de l'Exposition universelle de Paris. Celui ci s’inspire des théories de Charles Gide ou de Émile Durkheim (qui sont à l’origine de l’Économie Sociale et Solidaire), ou même de l’évolution rationaliste de la pensée scientifique, en contradiction notamment avec le darwinisme social sur lequel se fondent les libéraux pour justifier la concurrence, et la non intervention de l’État. Léon Bourgeois s'est appuié notamment sur les sciences naturelles dont les conclusions ne sont pas celles de la lutte pour l’existence, mais plutôt d’une solidarité des êtres, car nous sommes des individus interdépendants.

Bourgeois défend l’idée d’une dette sociale contractée par l’être humain à sa naissance à l’égard de l’association humaine. Ainsi, à peine nés, nous serions selon lui débiteurs de toute l’association humaine. A peine nés, nous prenons part sans le savoir, à l’immense capital accumulé par nos ancêtres et toute l’humanité.

Le moindre besoin de l’enfant le prouve. Sa naissance implique la formation du personnel médical, et donc de tout le savoir acquis jusqu’ici, mais également le savoir des ouvriers qui ont construit l’hôpital ou qui ont construit les universités où est formé le personnel médical. Sa nourriture est le produit d’une très longue culture, combinant l’agronomie, la formation des agriculteurs ou celle des ingénieurs qui ont conçu les machines agricoles. Son langage intègre les acquis d’innombrables générations et dès qu’il étudie, le moindre livre que lui offre l’école résulte d’une somme incalculable de travail et d’inventions. Plus il avance dans la vie, plus sa dette augmente, car le profit qu’il tire de l’outillage matériel et intellectuel qui l’entoure résulte d’une création de l’humanité passée.

Comment nous acquitter de notre dette vis-à-vis de nos ancêtres qui ont disparu ? La réponse est que l’humanité n’a pas accumulé son trésor intellectuel et matériel pour une génération ou un groupe en particulier. Nos ancêtres morts ont légué leur héritage à toute l’humanité par-delà les époques. En héritant de ce patrimoine, nous avons reçu la charge de nous acquitter de notre dette envers les générations futures. C’est un legs de tout le passé à tout l’avenir. Chaque génération n’est que l'usufruitière de ce legs, qu’elle doit conserver et restituer aux vivants à venir. Encore qu’il ne s’agit pas seulement de conserver cet héritage, il faut l'accroître, comme chaque génération successive l’a fait. Nous touchons ici selon Léon Bourgeois à la «loi de l’accroissement continu du bien commun de l’association».

Ainsi, selon le solidarisme, nous devons rembourser la dette sociale contractée à notre naissance par notre travail au sein de la société humaine. Mais notre dette augmente à mesure que nous vivons. Nous continuons à tirer des bénéfices des progrès de l’humanité tout au long de notre vie. Et surtout nous ne sommes pas égaux devant cette dette. Certains bénéficient davantage que d’autres de ce que la société a accumulé. Au regard du profit tiré de la société et ce qu’ils lui apportent en retour, les individus ne sont pas égaux dans ce contrat social. Selon Léon Bourgeois Il faut donc l’action correctrice de l’État. C’est à lui de rétablir la charge de la nation entre tous selon une progression en fonction des bénéfices que chacun tire de la société. Pour paraphraser Karl Marx à ce propos, “De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins”.

Selon Léon Bourgeois « L'obéissance au devoir social n'est que l'acceptation d'une charge en échange d'un profit. C'est la reconnaissance d'une dette ».

C’est ainsi, que dans la théorie de Léon Bourgeois, «le possédant est le débiteur des non-possédants» et les obligations des privilégiés seront plus lourdes que celles des autres. Payer l’impôt n’est plus un châtiment infligé par un État tyrannique, mais un devoir librement consenti, une manière de s’acquitter de sa dette envers la société, selon une règle de justice collectivement admise. C’est ce que Bourgeois appelle le “quasi contrat social”. “L'homme vivant dans la société, et ne pouvant vivre sans elle, est à toute heure un débiteur envers elle. Là est la base de ses devoirs, la charge de sa liberté” disait il dans Solidarité.

Goethe disait : « Le plus grand génie ne fait rien de bon s’il ne vit que sur son propre fond. Chacun des mes écrits m’a été suggéré par des milliers de personnes, des milliers d’objets différents, le savant, l’ignorant, le sage et le fou, l’enfant et le vieillard ont collaboré à mon œuvre. Mon travail ne fait que combiner des éléments multiples qui sont tous tirés de la réalité. C’est cet ensemble qui porte le nom de Goethe. »

Ce qui auparavant s'apparentait pour les libéraux à d’odieuses interférences de la puissance publique dans la vie des individus (la réglementation du travail, l’impôt progressif, l’obligation de cotisation sociale…) est en réalité la condition même de la liberté individuelle. Pour Bourgeois, il n’y a pas de propriété qui soit individuelle : toute activité et toute propriété ont en partie une origine sociale, de telle sorte que les prélèvements fiscaux et sociaux effectués par la collectivité sur les revenus et les patrimoines de ses membres sont de justes rétributions des services publics que propose la société, plutôt que des odieuses ponctions exercées sur le travail d’individus méritants. L’État devient alors le bras exécuteur de la solidarité afin que chacun prenne équitablement selon Léon Bourgeois « sa part des charges et des bénéfices, des profits et des pertes ».

Cette conception fut à l’origine des réformes défendues par Léon Bourgeois, qui aboutirent comme je le disais en introduction à la progressivité dans les droits de succession en 1901, la création des premières retraites ouvrières et paysannes en 1910, créant l'obligation de cotisation sociale, la loi sur les Offices Publics d'habitations à bon marché en 1912, la loi tendant à instaurer des dispensaires d’hygiène sociale et de prévention antituberculeuse en 1913 et à la création de l’impôt progressif sur le revenu en 1914.

Bourgeois l’affirme : la Révolution a fait la Déclaration des droits. Il s'agit d'y ajouter la Déclaration des devoirs.

Mais nous devons voir l’action de Léon Bourgeois au-delà des réformes qu’il a défendues lui même. Le solidarisme tout entier est présent dans la création de l’arrêt maladie en 1928, de la sécurité sociale en 1945, du salaire minimum en 1950, du minimum vieillesse en 1956, de l’assurance chômage en 1958, de l’Allocation Adulte Handicapé en 1975, de la création de l’impôt de Solidarité sur la Fortune afin de financer le Revenu Minimum d’Insertion en 1988 ou encore de la Couverture Maladie Universelle et de l’Aide Médicale d’État en 1999. Toutes ces réformes sont aujourd’hui la clef de voûte de la solidarité républicaine (malgré les attaques de la droite extrême).

Comme disait Léon Bourgeois, « il n’est pas possible qu’un être humain meure de froid ou de faim dans un État qui se dit civilisé. Il y a un minimum d’existence que l’effort de tous doit assurer à tous. ».

Léon Bourgeois meurt en 1925. Le solidarisme ne sera plus guère évoqué pendant les IVe et Ve Républiques. Pourtant, la doctrine théorisée par Léon Bourgeois a su s’installer durablement jusqu’à nos jours. Au-delà des clivages politiques et au-delà des régimes se succédant, le solidarisme de Léon Bourgeois a continué d’influencer le discours républicain. De fait, le solidarisme s’est joué du temporel et de l’espace en accompagnant et en dépassant la République jusqu’à nos jours sans reconnaissance officielle mais, mieux, avec son idéal de société reconnu. En cela, nous constatons que Léon Bourgeois a amplement contribué à l’héritage social de l’humanité.

Son héritage

« Le mot de solidarité est partout aujourd’hui. Est-il plein de sens ou vide de contenu ? Quel est la portée, quelles sont les conséquences de cette idée ? » Ces mots furent prononcés par Léon Bourgeois en 1901, lors de la fondation du parti radical, mais ils pourraient encore être les nôtres, un siècle plus tard. (censure du délit de solidarité, RSA contre bénévolat, tentative de supprimer l'aide médicale d'état)

Le solidarisme était la voie du milieu entre l'individualisme libéral et le socialisme collectiviste, une référence pour tout débat sur la protection sociale. Mais il n'est pas certain que la solidarité soit encore conçue aujourd’hui comme un véritable projet politique. Car nous assistons dans notre pays à une érosion de ce socle historique de la solidarité ! Le compromis qui visait à faire des individus autre chose qu’une marchandise échangeable est peu à peu remis en cause. La séparation entre les populations qui relèvent de l’assurance et celles qui relèvent de l’assistance est de plus en plus marquée. Les assurances sociales obligatoires sont moins collectives et moins généreuses. Les notions classiques d’universalité des droits, de prévention et de redistribution institutionnalisée sont peu à peu remplacées par des notions de responsabilité individuelle, de ciblage de la protection sociale et de prise en compte individuelle des besoins. Et donc la solidarité est souvent comprise comme une action minimaliste, réservée à la sphère de l’assistance envers les plus défavorisés. On en parle uniquement en termes de coût pour la collectivité. J’en veux pour exemple la langue de bois libérale qui transforme la solidarité en “assistanat”.

(Hausse accidents du travail, hausse mortalité infantile, hausse pauvreté infantile)

La solidarité ne sert plus de guide à l'action publique et ne traduit qu'un vague devoir moral d'entraide, une laïcisation de la charité pourrait on dire. Chaque année les Restos du Cœur annonce de plus en plus de personnes aidées et une baisse de ses ressources.

Ou l’auto entreprenariat par exemple, nous assistons à une sous-traitance du salariat ou les auto-entrepreneurs perdent les droits sociaux. Certes, des associations humanitaires, à but non lucratif, de lutte contre la pauvreté, d’aide aux migrants ou de recherche médicale, participent au grand œuvre de la solidarité, mais nous sommes passé d’une mutualisation, à une de privatisation de la solidarité, car l’existence même de ces associations et le fait que l'Etat se repose sur elles prouve que la Solidarité n'est plus un projet politique.

Nous faisons la charité parce que nous sommes incapables de faire la justice sociale.

Bibliographie

-Solidarité / Léon Bourgeois, préface de Marie-Claude Blais -Les applications de la solidarité sociale / Léon Bourgeois -Pour la Société des Nations / Léon Bourgeois -La solidarité : histoire d’une idée / Marie-Claude Blais -Repenser la solidarité : l’apport des sciences sociales / Serge Paugam -La pensée solidariste : aux sources du modèle social républicain / Serge Audier -Léon Bourgeois : Fonder la solidarité / Serge Audier