Chez Looping

Liberté Chérie, une loge maçonnique dans un camp de concentration.

Parmi les prisonniers de la Seconde Guerre mondiale en Allemagne ou dans les territoires occupés par les nazis, il y avait des franc-maçons. Et nous savons que certains d’entre eux se sont reconnus et ont essayé d’organiser, avec plus ou moins de succès, une activité maçonnique dans les camps.

Par exemple, dans l’olfag X-D près de Hambourg, oflag désignant les camps de prisonniers de guerre destinés aux officiers, des officiers belges, dont le futur président de la commission européenne, l’avocat Jean Rey, fondèrent la loge l’Obstinée, intégrée au Grand Orient de Belgique à la libération.

Dans le stalag 383 situé en Bavière, stalag désignant les camps de prisonniers de guerre destinés aux soldats et aux sous-officiers, des frères se réunirent en loge dans le cellier d’une ancienne écurie et deux hospitaliers (le frère qui s'occupe de la solidarité dans la loge) étaient chargés de récolter et de répartir les cigarettes, le thé, le sucre et le lait, notamment avec les malades.

Ou encore, dans le camp d’Allach, camp satellite de Dachau, (rattaché aux usines de BMW) dix frères firent l’unique tenue d’une loge intitulée “Les Frères captifs d’Allach”, après la libération du camp le 6 mai 1945. Le procès-verbal de la tenue est exposé au musée de la Franc-Maçonnerie à Paris.

Après ce bref rappel d’une activité maçonnique dans les pires conditions, l’histoire dont je vais vous parler, est plus incroyable encore.

Elle commence en 1943, au camp de concentration d’Esterwegen, au nord-ouest de l’Allemagne, à une vingtaine de km de la frontière des Pays-Bas. Ce camp, après la prise de pouvoir de Hitler en 1933, fut utilisé pour y enfermer des opposants politique (les communistes et les antifasciste), et à partir de 1943 des résistants étrangers ayant reçu le statut de « Nacht und Nebel ».

C’est un décret adopté par les nazis le 7 décembre 1941 ordonnant la déportation de celles et ceux qui ont commis des “infractions contre le Reich ou contre les forces d’occupation”. Les dirigeants nazis considéraient ainsi que les résistants des pays ayant signé un armistice avec l’Allemagne ou ayant capitulé, n'étaient pas protégés par les conventions de La Haye. C’était des prévenus qui étaient destinés à être jugés pour leurs actes de résistance. En réalité, des simulacres de procès dont l’issue était la mort.

Ce décret est connu sous le nom de “Nacht und Nebel”. Nuit et brouillard.

Le baraquement n°6 du camp regroupait une centaine de prisonniers. Certains étaient affectés au tri des cartouches et des pièces de radio, d’autres étaient contraints, dans des conditions effroyables, de récolter la tourbe dans les carrières avoisinantes, afin de chauffer les baraquements. Parmi eux, se trouvaient des francs maçons belges, qui, dans le plus grand secret, se reconnurent, puis fondèrent et firent fonctionner une loge maçonnique dans un camp de concentration. Un fait unique dans l’Histoire, à notre connaissance.

Voici ces frères et leurs histoires :

Paul Hanson, Juge de paix à Louveigné, un canton au sud de Liège. 54 ans, de la respectable loge “Hiram” à l’orient de Liège.

En février 1942 il dû juger une affaire délicate dans la Belgique occupée depuis deux ans. (la franc maçonnerie est interdite) Il s'agissait de la contestation d'une taxe sur les bovins pour chaque agriculteur, imposée par une association de collabos. L’arrêt du juge Paul Hanson, le 13 mars 1942, dénonce la volonté de mettre en place, en Belgique, un régime contraire à sa Constitution. Nul autre que le roi, qui se trouvait empêché de régner ou le parlement, absent, ne pouvait légiférer. Il précise que même s’il était possible à une autre instance d’avoir le pouvoir de légiférer, cela ne pourrait être, en accord avec les conventions de La Haye, qu’au pouvoir occupant. Le juge Paul Hanson met ainsi l’Allemagne devant ses responsabilités. Les Allemands arrêtent Paul Hanson le 20 avril 1942, la jurisprudence et la portée considérable du jugement, menaçait l’organisation de l’occupation de la Belgique.

Franz Rochat, 35 ans, professeur à l’Université de Liège, docteur en sciences et en pharmacie, directeur d’un laboratoire pharmaceutique et membre de la respectable loge “Les amis philanthropes” à l’orient de Bruxelles.

Il travaille pour la presse clandestine et un journal de la résistance “La Voix des Belges”. Il fait également partie des résistants dits “ARA”, agents de renseignements et d'action, Franz Rochat fut arrêté le 28 février 1942 pour espionnage et aide à l’ennemi.

Jean Sugg, 46 ans, également membre de la respectable loge “Les amis Philanthropes”.

D'origine suisse alémanique, il était représentant de commerce en pharmacie. Il travailla avec Franz Rochat à la diffusion de la presse clandestine pour laquelle il traduisait des textes allemands et suisses. Il contribue aussi à plusieurs journaux clandestins comme “La libre Belgique”, “La Légion noire”, “Le Petit Belge”, ou “L'Anti-Boche”. Il s'occupa d'aide aux aviateurs alliés et aux réfractaires au travail obligatoire en leur fournissant argent et timbre de ravitaillement. Il est arrêté le 23 mars 1942, il est inculpé d’espionnage et d’aide à l’ennemi.

Guy Hannecart, avocat, poète, romancier et dramaturge de 40 ans, lui aussi membre de la respectable loge “Les amis Philanthropes”, membre du directoire du Mouvement national belge. Il dirige le journal clandestin “La voix des Belges” ou il retrouve Franz Rochat et Jean Sugg. Il est arrêté le 27 avril 1942.

Joseph Degueldre, docteur en médecine, 39 ans, de la respectable loge “Le travail” à l’orient de Verviers, membre de l’Armée Secrète. Il appartenait à un service de renseignements et d’action en qualité de Chef de sous-section. Arrêté sur dénonciation le 29 mai 1943.

Luc Somerhausen, 40 ans, membre de la respectable loge “Action et Solidarité” à l'Orient de Bruxelles, journaliste et rédacteur au Sénat et Grand Secrétaire adjoint du Grand Orient de Belgique.

Il était, au sein de la résistance adjudant au Service général de renseignements et d’action, qui fut le prédécesseur clandestin de la Sûreté de l’État, seul service civil de renseignements et de sécurité de Belgique. Il est arrêté le 28 mai 1943 pour faits de résistance.

Amédée Miclotte, 41 ans, initié à la respectable loge « Les Vrais Amis de l’Union et du Progrès Réunis » à l’orient de Bruxelles, chef de section au Service de renseignements et d'action. Il est arrêté le 29 décembre 1942.

Ils étaient donc sept francs-maçons belges déportés pour des faits de résistance. Le septuor décide alors la création d’une loge clandestine, qui aura pour titre distinctif «Liberté Chérie».

(pour qu'une tenue maçonnique puisse avoir lieu, il faut 7 frères avec le grade de maître)

Nous sommes en novembre 1943.

Ce «Liberté Chérie» ne vient pas du célèbre couplet de la Marseillaise.

Non, ce «Liberté Chérie» là, vient du chant des marais.

Ce chant a été écrit dans le camp de concentration de Bögermoor, à dix Km d’Esterwegen durant l’été 1933 par le poète communiste allemand Johann Esser, déporté après des accusations de trahison.

Das Lied der Moorsoldaten

Le Chant des soldats des marais. C’était le surnom des prisonniers concentrationnaires qui travaillaient dans les tourbières.

Celui-ci exprime la plainte des prisonniers politiques allemands antifascistes internés après la prise de pouvoir de Hitler. Il fut diffusé et transmis à l’étranger puis traduit et chanté par les Brigades internationales engagées contre Franco en Espagne.

Loin vers l’infini s’étendent De grands prés marécageux. Pas un seul oiseau ne chante Sur les arbres secs et creux.

Refrain Ô, terre de détresse Où nous devons sans cesse Piocher (bis)

Dans ce camp morne et sauvage Entouré de murs de fer Il nous semble vivre en cage Au milieu d’un grand désert

Refrain Ô, terre de détresse Où nous devons sans cesse Piocher (bis)

Bruit des pas et bruit des armes, Sentinelles jours et nuits, Et du sang, des cris, des larmes, La mort pour celui qui fuit.

Refrain Ô, terre de détresse Où nous devons sans cesse Piocher (bis)

Mais un jour dans notre vie, Le printemps refleurira. Liberté, liberté chérie Je dirai « tu es à moi ».

Ô, terre d'allégresse Où nous pourrons sans cesse Aimer (bis)

Ainsi, la loge clandestine prend pour nom les mots d’un poème partisan écrit dix ans plus tôt, à dix km de là.

Luc Somerhausen demanda au caricaturiste du quotidien Le Soir Fernand Van Horen, de dessiner le sceau de la loge. C'était un membre de l'armée secrète, arrêté sur dénonciation, par la Gestapo.

Ce dessin, qui symbolisait la lutte pour la liberté pendant la captivité, est un triangle, qui reprend le motif de la tenue de prisonnier, et sur chaque face du triangle est écrit un mot: «Liberté – Égalité – Fraternité». À l’intérieur de celui-ci, on retrouve le triangle rouge, symbole du marquage des prisonniers politiques. De chaque côté de la pointe du triangle rouge figurent les lettres N. et N. pour Nacht und Nebel.

Le dimanche matin, tandis que les catholiques se réunissaient au fond du dortoir pour la messe avec deux prêtres déportés, les frères se réunissaient dans l’autre pièce du baraquement, sans décor, avec un rituel simplifié, fait de souvenirs et de phrases répétées par cœur, avec des outils de substitution, assis autour de la table qui servait d’ordinaire à trier les cartouches. C’est le juge Paul Hanson qui devient le vénérable maître de la loge (le président) . La loge initia, puis éleva à la maîtrise (le dernier grade), Fernand Erauw, 29 ans. Diplômé de Sciences administratives, auditeur à la cour des comptes, officier de réserve et membre de l’Armée secrète et arrêté à ce titre le 13 août 1942. Cette initiation correspond à la première tenue de la loge selon un rituel simplifié à l’extrême. La loge eut également deux affiliés :

Jean-Baptiste De Schrijver, 50 ans, de la respectable loge «La liberté» à l’orient de Gand. Colonel à l'état-major de l'armée belge. Il est arrêté le 2 septembre 1942 pour espionnage et détention d'armes.

Henry Story, 46 ans, de la respectable loge «Le Septentrion» à l’orient de Gand. Industriel et adjoint au maire de la ville de Gand. Capitaine du Service général de renseignements et d’action et participe à la presse clandestine. Henry Story fait partie de plusieurs groupes de résistance et est le contact du Front de l'Indépendance avec Londres. Il finit par être arrêté le 22 octobre 1943.

On sait finalement très peu de choses des travaux de la loge. Sinon que furent abordés la notion du Grand Architecte de l’Univers, l’avenir de la Belgique, ou encore, la place des femmes dans la Franc-Maçonnerie.

La loge cessa ses travaux lors du transfert de tous les prisonniers «Nuits et Brouillards», au printemps 1944, à destination d’autres camps, en raison de l’avancée des alliés.

Paul Hanson fut transféré à la prison d’Essen pour y être jugé. Mais cette ville fut bombardée par les alliés le 26 mars 1944, le Vénérable Maître Paul Hanson figure parmi les victimes. Henry Story décède le 5 décembre 1944 dans le camp de concentration de Gross-Rosen en Pologne. Jean De Schrijver mourut quelques jours plus tard. Amédée Miclotte fut porté disparu le 8 février 1945.
Franz Rochat, envoyé à la forteresse prison d’Untermassfeld au centre de l’Allemagne en avril 1944 y meurt le 6 janvier 1945. Guy Hannecart, parti pour Bergen-Belsen en Basse-Saxe, décéda le 25 février 1945. Jean Sugg meurt le 6 mai 1945 à Buchenwald alors que le camp vient d’être libéré par les alliés.

Joseph Degueldre, transféré la prison politique d’Ichtershausen au centre de l’Allemagne en avril 1945 participe à une «marche pour la mort», réussit à s’en évader et survécut pour mourir chez lui en avril 1981 dans la province de Liège.

Fernand Erauw et Luc Somerhausen étaient au camp d'Oranienburg- Sachsenhausen, à 30 km au nord de Berlin, et quand, au printemps de 1945, le camp fut évacué, ils entreprirent la terrible «marche de la mort» en direction de la baltique. Ils parcoururent quelque trois cents kilomètres en quinze jours jusqu'à rencontrer l'armée rouge. Les deux maçons furent admis dans la catégorie des «très handicapés» de la Croix rouge. Fernand Erauw ne pesait plus que trente-deux kilos pour 1 mètre 84. Luc Somerhausen souffrait de double perforation des tympans, de tachycardie, de pertes de mémoire, d’inflammation de la plèvre, et de scorbut tout en étant évidemment très amaigri. Ils sont tous les deux rapatriés en Belgique le 21 mai 1945.

À l’automne 1945, après plusieurs démarches de Luc Somerhausen, le Grand Orient de Belgique reconnut la loge Liberté Chérie comme régulière. Contre toute attente, cette décision ne fut pas l'unanimité immédiate et touchante attendue. En cause, les négationnistes et les rigorismes au sein de l'obédience. Ce ne sera qu’en 1989 qu’elle intégrera la liste des loges, sous le numéro 29 bis. Partageant ce numéro avec la loge L'Obstinée du camp de prisonnier pour officier olfag X-D.

Et au début de 1946, Luc Somerhausen et Fernaud Erauw sont retournés à Esterwegen chercher les quelques documents relatifs à la loge qu’ils avaient enterrée dans une boîte au pied d’un arbre qui devait servir de repère. Les statuts de la loge, le tableau de loge ainsi que des tracés des travaux de l’atelier. Ils trouvèrent le camp quasi intact, mais la terre avait été retournée. Ils ont cherché, mais hélas, ce fut en vain.

La mémoire matérielle de la respectable loge «Liberté Chérie» était perdue à jamais. C’est désormais aux survivants de la reconstituer.

Luc Somerhausen se consacra à la défense des anciens prisonniers politiques et anciens résistants et fut vice-président de la Confédération des prisonniers politiques. Le 13 mars 1947, fut apposée une plaque commémorative au tribunal de Louveigné, en hommage à Paul Hanson. Sur cette plaque est reproduit le texte suivant, ainsi que les principales phrases du jugement, qui sont encadrées par une branche d'acacia : « Ici, le 13 mars 1942 le Juge Hanson a dit non aux volontés de l’occupant et a payé de sa vie son indépendance. »

Fait également à noter, le juge Paul Hanson reçut la Croix de guerre de l'armée française pour les services rendus au cours des opérations menées dans la clandestinité contre les troupes allemandes.

Luc Somerhausen est mort en 1982. Fernand Erauw en 1997. Derniers témoins de l’histoire de la loge clandestine. Il nous appartient désormais de tailler ensemble la pierre du souvenir des frères de Liberté Chérie.

En 2002, à l'initiative du juge de paix du canton de Louveigné, la place devant le tribunal est nommée “place du Juge de Paix Paul Hanson”, afin d’honorer sa mémoire.

En Septembre 2004 un monument en la mémoire des membres de Liberté Chérie fut inauguré sur le site du camp d’Esterwegen par des francs-maçons belges et allemands. Son architecte, Jean De Salle en parle en ces termes : «Un pavé mosaïque émerge de la terre au milieu des feuilles mortes, écartées un instant. […] Du carré long émerge un cube de pierre brute tout simplement posé là. Il nous rappelle notre travail intérieur et extérieur jamais terminé. Mais la pierre est prisonnière d’une grille d’acier qui ne parvient pas à l’étouffer, ni à la briser, ni à la mettre au pas. Au contraire, cette maille, un instant victorieuse se brise, se tord, s’écartèle, envahie par une rouille dévorante, et doit se rendre compte de sa propre vacuité. »

Le 8 mars 2012, à l’orient de Liège, la respectable loge “Hiram”, la loge du Vénérable Maître Paul Hanson, inaugura un monument en mémoire des frères de «Liberté Chérie». Il s’agit d’une pyramide inversée, surmontée de 7 figurines décharnées réunies dans une chaîne d’union, les noms des membres de la loge sont gravés sur les faces de la pyramide inversée.

Yves Hiver-Messeca, docteur en histoire, dans le tome 3 de ses livres « L’Europe sous l’acacia » termine la partie consacrée à Liberté Chérie, à l’orient d’Esterwegen ainsi : « La résistance est une force qui n’existe qu’en s’opposant, mais il faut toujours être lucide, empathique et courageux pour savoir contre qui, quand et comment résister. […] Seuls ceux qui ont résisté pourront dire. Les autres tenteront au mieux de comprendre, recevoir, et s’en inspirer. Résister, c’est donc se dresser, sans nier l’autre, lutter sans perdre son humanité, parfois mourir pour que triomphe la vie. »

Enfin, Fernand Erauw, dernier survivant et seul initié de Liberté Chérie, avait l'habitude de conclure ses planches consacrées à cette époque par ces quelques mots et nous conclurons avec lui :

“C’est en hommage aux Frères de « Liberté Chérie » que je parle : ils ont fait ce qu’ils devaient : Ils se sont courroucés contre l’iniquité qu’était le nazisme et la captivité. Ils ont élevé leur voix avec force pour détruire ces maux et reconquérir la liberté... Et ils ont agi en essayant de faire le bien pour travailler au bonheur de l’Humanité. Il nous appartient désormais de traquer sans relâche toutes les formes d'oppression, toutes les formes de négation de la valeur de l'être humain, toutes les lâchetés, tous les racismes, tous les fascismes, tous les totalitarismes, tous les alarmismes. Il faut sortir de cette caverne médiévale où despotisme, fanatisme, intégrisme, dogmatisme, qui font souffler sur la planète un sentiment de haine et un vent de vengeance. La tolérance se porte mal et les intolérables se portent bien ! Il faut réactualiser l'espoir et le respect de l'autre. Nous nous trouvons dans une zone de turbulence, au début d'une ère d'incertitude, vers une méconnaissance des valeurs humaines les plus élémentaires, vers la négation du droit et le triomphe de la force brutale.”

J’ai dit.

Bibliographie: «Liberté Chérie, une loge maçonnique dans un camp de concentration». Pierre Verhas «Liberté Chérie, l’incroyable histoire d’une loge dans un camp de concentration». Franz Bridoux «L’Europe sous l’acacia». Yves Hiver-Messeca, docteur en Histoire. «Liberté Chérie, une loge maçonnique dans un camp de concentration». Conférence de Jean-Pierre Mayeux, docteur en philosophie. «Liberté Chérie, une loge maçonnique au camp de concentration d’Esterwegen». Planche du Frère Franz Bridoux, survivant du baraquement N°6 d’Esterwegen. “L'Odyssée de Liberté Chérie” planche du frère Fernand Erauw, 1993.

Léon Bourgeois et la solidarité

Léon Bourgeois (1851-1925) était un homme d'État, un écrivain, et un penseur. Fondateur du Parti Radical, il a été l'inspirateur et le théoricien du Solidarisme, une théorie juridique et une philosophie politique qui a guidé toute son action publique, et le concepteur de la Société Des Nations (1919-1946), ancêtre de l’Organisation des Nations Unies.

Docteur en droit, avocat, préfet, puis préfet de police de Paris, député, sénateur, plusieurs fois ministre, il a également été président du Sénat, président de la Chambre des députés, ou président du Conseil.

En tant que président du Conseil, de novembre 1895 a avril 1896, son gouvernement fut le premier à n’être composé que de radicaux. La droite s’oppose à l'organisation des retraites ouvrières, à son projet d'impôt général sur le revenu, considéré alors comme une « inquisition fiscale », ainsi qu’à un projet de loi sur les associations. Il fit cependant voter une loi qui permet à tout français de recevoir gratuitement une assistance médicale, ancêtre de la Couverture Maladie Universelle, une loi instituant un dédommagement pour les ouvriers victimes d’accident du fait des machines, ancêtre de l’accident du travail.

Et même si ce n’est pas lui qui fit voter ces lois, c’est concrètement et directement grâce à son travail qu’ont pu voir le jour la loi sur les associations de 1901, la progressivité de l’impôt sur les successions, la loi sur les Habitations à bon marché (ancêtre des HLM), les retraites ouvrières et paysannes ou encore l’impôt progressif sur le revenu.

Son investissement dépasse la politique. Président de la Ligue de l’enseignement de 1894 à 1898, son combat s’appuie sur le « devoir social » mais aussi sur le constat scientifique que toutes les couches de la société sont exposées à des fléaux tels que la tuberculose. Sa fille en meurt à 24 ans et son épouse à 52 ans. Il a mené ce combat au niveau mondial en présidant l’Association internationale pour la lutte contre la tuberculose, mais aussi l’Association internationale pour la lutte contre le chômage. Pour Léon Bourgeois, la solidarité sociale est nécessairement internationale.

Et c’est ainsi que le 10 mai 1898 s'est ouvert la première conférence internationale de la paix à La Haye, ou Léon Bourgeois s'est vu confier la commission d’arbitrage. Considérant que la paix est reconnue comme la condition d’une vraie solidarité internationale, il s'est attaché à garantir la paix, par le règne du droit. Son constat alors est simple, une délibération générale de l’ensemble des nations est porteuse de compromis plus amples et plus durables que la négociation d’état à état. Ceux ci peuvent obtenir la garantie supérieur de «l’entente universelle» selon lui. Ainsi, dès 1899, et pour la première fois dans l’Histoire, 24 nations ont décidé ensemble, de la limitation des armements, et des moyens de prévention de la guerre ou de la résolution pacifique des conflits, et aboutissent à la création de la Cour d'arbitrage international de La Haye.

Léon Bourgeois se fit en France le défenseur des travaux de La Haye, tant auprès de l’opinion qu’auprès du gouvernement. Contrairement à une précédente période de sa vie où il avait occupé de nombreuses fonctions ministérielles ou électives, Léon Bourgeois connut après la première conférence de La Haye une activité politique plus modeste et se consacra à la promotion et à la vulgarisation des idées de La Haye.

Léon Bourgeois a publié en 1909 « Pour la Société des Nations », une extension des conférences de La Haye. Léon Bourgeois voulait une organisation armée face aux incertitudes des relations internationales, forte d’une juridiction reconnue par les nations, et pouvant éventuellement prononcer des sanctions à l’encontre des états rebelles au droit.

La guerre de 1914-1918 a redonné du crédit à cette idée, et le 28 juin 1919 est signé le pacte intégré au traité de Versailles qui donne naissance à la Société des Nations et Léon Bourgeois en fut le premier président. Suprême reconnaissance pour ses convictions et son inlassable travail en faveur de la paix, Léon Bourgeois reçoit le Prix Nobel de la Paix en 1920 pour sa contribution à la Société des Nations.

Léon Bourgeois n'est pas parvenu à imposer pendant la Conférence de la paix sa vision d’une Société des Nations vigoureuse et armée, issue de vingt années de réflexion, d’observation et d’action comme acteur à la fois de la vie nationale et de la conciliation internationale. Il a tenté de marier dans ce nouveau concept la promotion de la solidarité internationale et les impératifs de la sécurité collective. Plus de vingt-cinq ans plus tard, la Charte des Nations-Unies répondra à ses attentes.

« Pas d’harmonie sans l’ordre, pas d’ordre sans la paix, pas de paix sans liberté, pas de liberté sans la justice», disait-il dans «Pour la société des Nations. » en 1909.

Le solidarisme

Le solidarisme de Léon Bourgeois, tel qu’il a été pensé dès la fin du XIXe siècle, était fondé sur l’idée que la justice sociale ne peut exister entre les individus que s’ils deviennent des associés solidaires, en neutralisant ensemble les risques auxquels ils sont confrontés. Cette doctrine peut être considérée comme le soubassement éthique de notre contrat social.

Léon Bourgeois publie Solidarité en 1896 et présente le solidarisme au Congrès international d’Éducation Sociale, en septembre 1900, au moment de l'Exposition universelle de Paris. Celui ci s’inspire des théories de Charles Gide ou de Émile Durkheim (qui sont à l’origine de l’Économie Sociale et Solidaire), ou même de l’évolution rationaliste de la pensée scientifique, en contradiction notamment avec le darwinisme social sur lequel se fondent les libéraux pour justifier la concurrence, et la non intervention de l’État. Léon Bourgeois s'est appuié notamment sur les sciences naturelles dont les conclusions ne sont pas celles de la lutte pour l’existence, mais plutôt d’une solidarité des êtres, car nous sommes des individus interdépendants.

Bourgeois défend l’idée d’une dette sociale contractée par l’être humain à sa naissance à l’égard de l’association humaine. Ainsi, à peine nés, nous serions selon lui débiteurs de toute l’association humaine. A peine nés, nous prenons part sans le savoir, à l’immense capital accumulé par nos ancêtres et toute l’humanité.

Le moindre besoin de l’enfant le prouve. Sa naissance implique la formation du personnel médical, et donc de tout le savoir acquis jusqu’ici, mais également le savoir des ouvriers qui ont construit l’hôpital ou qui ont construit les universités où est formé le personnel médical. Sa nourriture est le produit d’une très longue culture, combinant l’agronomie, la formation des agriculteurs ou celle des ingénieurs qui ont conçu les machines agricoles. Son langage intègre les acquis d’innombrables générations et dès qu’il étudie, le moindre livre que lui offre l’école résulte d’une somme incalculable de travail et d’inventions. Plus il avance dans la vie, plus sa dette augmente, car le profit qu’il tire de l’outillage matériel et intellectuel qui l’entoure résulte d’une création de l’humanité passée.

Comment nous acquitter de notre dette vis-à-vis de nos ancêtres qui ont disparu ? La réponse est que l’humanité n’a pas accumulé son trésor intellectuel et matériel pour une génération ou un groupe en particulier. Nos ancêtres morts ont légué leur héritage à toute l’humanité par-delà les époques. En héritant de ce patrimoine, nous avons reçu la charge de nous acquitter de notre dette envers les générations futures. C’est un legs de tout le passé à tout l’avenir. Chaque génération n’est que l'usufruitière de ce legs, qu’elle doit conserver et restituer aux vivants à venir. Encore qu’il ne s’agit pas seulement de conserver cet héritage, il faut l'accroître, comme chaque génération successive l’a fait. Nous touchons ici selon Léon Bourgeois à la «loi de l’accroissement continu du bien commun de l’association».

Ainsi, selon le solidarisme, nous devons rembourser la dette sociale contractée à notre naissance par notre travail au sein de la société humaine. Mais notre dette augmente à mesure que nous vivons. Nous continuons à tirer des bénéfices des progrès de l’humanité tout au long de notre vie. Et surtout nous ne sommes pas égaux devant cette dette. Certains bénéficient davantage que d’autres de ce que la société a accumulé. Au regard du profit tiré de la société et ce qu’ils lui apportent en retour, les individus ne sont pas égaux dans ce contrat social. Selon Léon Bourgeois Il faut donc l’action correctrice de l’État. C’est à lui de rétablir la charge de la nation entre tous selon une progression en fonction des bénéfices que chacun tire de la société. Pour paraphraser Karl Marx à ce propos, “De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins”.

Selon Léon Bourgeois « L'obéissance au devoir social n'est que l'acceptation d'une charge en échange d'un profit. C'est la reconnaissance d'une dette ».

C’est ainsi, que dans la théorie de Léon Bourgeois, «le possédant est le débiteur des non-possédants» et les obligations des privilégiés seront plus lourdes que celles des autres. Payer l’impôt n’est plus un châtiment infligé par un État tyrannique, mais un devoir librement consenti, une manière de s’acquitter de sa dette envers la société, selon une règle de justice collectivement admise. C’est ce que Bourgeois appelle le “quasi contrat social”. “L'homme vivant dans la société, et ne pouvant vivre sans elle, est à toute heure un débiteur envers elle. Là est la base de ses devoirs, la charge de sa liberté” disait il dans Solidarité.

Goethe disait : « Le plus grand génie ne fait rien de bon s’il ne vit que sur son propre fond. Chacun des mes écrits m’a été suggéré par des milliers de personnes, des milliers d’objets différents, le savant, l’ignorant, le sage et le fou, l’enfant et le vieillard ont collaboré à mon œuvre. Mon travail ne fait que combiner des éléments multiples qui sont tous tirés de la réalité. C’est cet ensemble qui porte le nom de Goethe. »

Ce qui auparavant s'apparentait pour les libéraux à d’odieuses interférences de la puissance publique dans la vie des individus (la réglementation du travail, l’impôt progressif, l’obligation de cotisation sociale…) est en réalité la condition même de la liberté individuelle. Pour Bourgeois, il n’y a pas de propriété qui soit individuelle : toute activité et toute propriété ont en partie une origine sociale, de telle sorte que les prélèvements fiscaux et sociaux effectués par la collectivité sur les revenus et les patrimoines de ses membres sont de justes rétributions des services publics que propose la société, plutôt que des odieuses ponctions exercées sur le travail d’individus méritants. L’État devient alors le bras exécuteur de la solidarité afin que chacun prenne équitablement selon Léon Bourgeois « sa part des charges et des bénéfices, des profits et des pertes ».

Cette conception fut à l’origine des réformes défendues par Léon Bourgeois, qui aboutirent comme je le disais en introduction à la progressivité dans les droits de succession en 1901, la création des premières retraites ouvrières et paysannes en 1910, créant l'obligation de cotisation sociale, la loi sur les Offices Publics d'habitations à bon marché en 1912, la loi tendant à instaurer des dispensaires d’hygiène sociale et de prévention antituberculeuse en 1913 et à la création de l’impôt progressif sur le revenu en 1914.

Bourgeois l’affirme : la Révolution a fait la Déclaration des droits. Il s'agit d'y ajouter la Déclaration des devoirs.

Mais nous devons voir l’action de Léon Bourgeois au-delà des réformes qu’il a défendues lui même. Le solidarisme tout entier est présent dans la création de l’arrêt maladie en 1928, de la sécurité sociale en 1945, du salaire minimum en 1950, du minimum vieillesse en 1956, de l’assurance chômage en 1958, de l’Allocation Adulte Handicapé en 1975, de la création de l’impôt de Solidarité sur la Fortune afin de financer le Revenu Minimum d’Insertion en 1988 ou encore de la Couverture Maladie Universelle et de l’Aide Médicale d’État en 1999. Toutes ces réformes sont aujourd’hui la clef de voûte de la solidarité républicaine (malgré les attaques de la droite extrême).

Comme disait Léon Bourgeois, « il n’est pas possible qu’un être humain meure de froid ou de faim dans un État qui se dit civilisé. Il y a un minimum d’existence que l’effort de tous doit assurer à tous. ».

Léon Bourgeois meurt en 1925. Le solidarisme ne sera plus guère évoqué pendant les IVe et Ve Républiques. Pourtant, la doctrine théorisée par Léon Bourgeois a su s’installer durablement jusqu’à nos jours. Au-delà des clivages politiques et au-delà des régimes se succédant, le solidarisme de Léon Bourgeois a continué d’influencer le discours républicain. De fait, le solidarisme s’est joué du temporel et de l’espace en accompagnant et en dépassant la République jusqu’à nos jours sans reconnaissance officielle mais, mieux, avec son idéal de société reconnu. En cela, nous constatons que Léon Bourgeois a amplement contribué à l’héritage social de l’humanité.

Son héritage

« Le mot de solidarité est partout aujourd’hui. Est-il plein de sens ou vide de contenu ? Quel est la portée, quelles sont les conséquences de cette idée ? » Ces mots furent prononcés par Léon Bourgeois en 1901, lors de la fondation du parti radical, mais ils pourraient encore être les nôtres, un siècle plus tard. (censure du délit de solidarité, RSA contre bénévolat, tentative de supprimer l'aide médicale d'état)

Le solidarisme était la voie du milieu entre l'individualisme libéral et le socialisme collectiviste, une référence pour tout débat sur la protection sociale. Mais il n'est pas certain que la solidarité soit encore conçue aujourd’hui comme un véritable projet politique. Car nous assistons dans notre pays à une érosion de ce socle historique de la solidarité ! Le compromis qui visait à faire des individus autre chose qu’une marchandise échangeable est peu à peu remis en cause. La séparation entre les populations qui relèvent de l’assurance et celles qui relèvent de l’assistance est de plus en plus marquée. Les assurances sociales obligatoires sont moins collectives et moins généreuses. Les notions classiques d’universalité des droits, de prévention et de redistribution institutionnalisée sont peu à peu remplacées par des notions de responsabilité individuelle, de ciblage de la protection sociale et de prise en compte individuelle des besoins. Et donc la solidarité est souvent comprise comme une action minimaliste, réservée à la sphère de l’assistance envers les plus défavorisés. On en parle uniquement en termes de coût pour la collectivité. J’en veux pour exemple la langue de bois libérale qui transforme la solidarité en “assistanat”.

(Hausse accidents du travail, hausse mortalité infantile, hausse pauvreté infantile)

La solidarité ne sert plus de guide à l'action publique et ne traduit qu'un vague devoir moral d'entraide, une laïcisation de la charité pourrait on dire. Chaque année les Restos du Cœur annonce de plus en plus de personnes aidées et une baisse de ses ressources.

Ou l’auto entreprenariat par exemple, nous assistons à une sous-traitance du salariat ou les auto-entrepreneurs perdent les droits sociaux. Certes, des associations humanitaires, à but non lucratif, de lutte contre la pauvreté, d’aide aux migrants ou de recherche médicale, participent au grand œuvre de la solidarité, mais nous sommes passé d’une mutualisation, à une de privatisation de la solidarité, car l’existence même de ces associations et le fait que l'Etat se repose sur elles prouve que la Solidarité n'est plus un projet politique.

Nous faisons la charité parce que nous sommes incapables de faire la justice sociale.

Bibliographie

-Solidarité / Léon Bourgeois, préface de Marie-Claude Blais -Les applications de la solidarité sociale / Léon Bourgeois -Pour la Société des Nations / Léon Bourgeois -La solidarité : histoire d’une idée / Marie-Claude Blais -Repenser la solidarité : l’apport des sciences sociales / Serge Paugam -La pensée solidariste : aux sources du modèle social républicain / Serge Audier -Léon Bourgeois : Fonder la solidarité / Serge Audier