La présidence d’Interpol, trophée pour dictateurs

L’organisation de police internationale sise à Lyon doit élire jeudi son nouveau chef. La probable accession à la tête de l’organisme d’un militaire sous le coup d’accusations de tortures illustre le poids pris par des régimes répressifs.

par Hala Kodmani

Sauf surprise, le nouveau président d’Interpol, l’organisation de coordination des polices du monde, sera un tortionnaire réputé issu d’un régime aux obsessions sécuritaires. Le général Ahmed Nasser alRaisi, inspecteur général du ministère de l’Intérieur des Emirats arabes unis (EAU) est en effet le candidat favori à la tête de l’agence qui regroupe les services de police de 194 pays. Les deux autres concurrents connus pour le poste seraient l’actuelle vice-présidente d’Interpol, la Slovaque Sarka Havrankova, et le Nigérian Adamu A. Mohammed. L’élection, totalement dépourvue de transparence en ce qui concerne les candidatures dont toutes ne sont pas rendues publiques, doit se dérouler jeudi à Istanbul où se tient la 89e assemblée générale de l’organisation de collaboration policière internationale. Chaque pays dispose d’une voix et le président est élu à la majorité simple. «Interpol doit être à la hauteur des défis transfrontaliers –des cybercrimes et des réseaux criminels internationaux», a écrit le candidat émirati, visiblement grand favori, sur son compte Twitter lundi à son arrivée à Istanbul. «En tant que président, je veux aider à la modernisation d’Interpol, en m’appuyant sur mes quarante années d’expérience dans la transformation des forces de police des EAU», clame le superflic en campagne. Or c’est justement en raison de ce bilan répressif dans son pays que le général Al-Raisi est dénoncé par les défenseurs des droits humains mobilisés depuis plusieurs semaines contre sa candidature à la présidence de l’agence policière. «Sous sa direction, ses services se sont rendus responsables de détentions arbitraires et d’actes de torture répétés et systématiques infligés aux prisonniers d’opinion et défenseurs des droits humains, en toute impunité», affirment plusieurs ONG. Dans une lettre ouverte adressée aux représentantes et représentants des Etats membres de l’assemblée générale d’Interpol, le Centre du Golfe pour les droits humains (GCHR), la Ligue des droits de l’homme et la Fédération internationale pour les droits humains s’inquiètent de la candidature du général major Ahmed Nasser al-Raisi à la présidence d’Interpol appelant «à rejeter cette dernière lors de la prochaine assemblée générale de l’organisation», lit-on dans la lettre.

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Les Emirats arabes unis utilisent sans surprise leur substantiel levier financier pour défendre leur place, y compris à Interpol. Ils ont apporté une contribution volontaire de 50 millions d’euros pour cinq ans à l’organisation en manque de ressources. «Une donation faite à travers une fondation à Genève et pas directement d’Abou Dhabi, qui fait des Emirats le deuxième contributeur d’Interpol après les Etats-Unis», souligne Hubert Julien-Laferrière. L’élu énumère ses démarches auprès des différentes autorités françaises contre la candidature du général tortionnaire à Interpol, toutes restées sans réponse : une lettre de 35 parlementaires au gouvernement, une question écrite à Darmanin avec relance orale à l’Assemblée ainsi qu’un échange avec Macron. «Certes la France n’est qu’un pays parmi d’autres, mais elle accueille le siège d’Interpol», fait valoir le député du Rhône, avant de rappeler l’argument du «pays à qui on vend beaucoup d’armes». Ce qui vaut aux Emirats arabes unis d’être qualifiés de «partenaire stratégique de la France», comme d’autres bons clients de l’armement français. asile politique «L’utilisation abusive des notices rouges» diffusées par Interpol est l’un des principaux motifs d’inquiétude, selon Julien-Laferrière. La Chine, la Russie mais aussi les Emirats arabes unis sont considérés comme les pays qui utiliseraient le plus ces signalements policiers internationaux à des fins politiques. Les autorités émiraties ont ainsi désigné en septembre quatre opposants exilés comme soutiens du «terrorisme», indique Human Rights Watch. «Cela pourrait entraîner la publication de notices rouges d’Interpol contre eux», s’inquiète l’ONG dans un communiqué rappelant la candidature du général Al-Raisi à la présidence de l’organisation. A la veille de la réunion d’Istanbul, un autre rappel des errances d’Interpol est venu de l’épouse de l’ex-président chinois de l’organisation Meng Hongwei, disparu subitement à Lyon en 2018, puis condamné en 2020 pour corruption en Chine. Sa femme et leurs deux enfants ont obtenu l’asile politique en France. «Je demande respectueusement à l’assemblée générale d’instruire le secrétariat général de m’informer sur les mesures prises […] pour s’assurer que monsieur Meng est vivant», écrit-elle dans une lettre adressée à l’organisation de coopération policière internationale. Le candidat chinois de cette année, Hu Binchen, se trouve être l’ancien bras droit de Meng Hongwei. Avant lui, un autre président d’Interpol, le Sud-Africain Jackie Selebi en 2008, avait été également accusé de corruption et incarcéré dans son pays. Mais le général Al-Raisi ne devrait pas craindre ce genre de mésaventure, à moins qu’il ne soit très superstitieux.

Libération, 23 novembre 2021

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