L’éducation et les Français. Le constat de défiance

Libération, 1 dicembre 2021

Les conclusions de l’enquête Viavoice pour «Libération» sont sans ambiguïté : l’image de l’école dans l’opinion ne cesse de se dégrader, et la place qui lui est consacrée dans la campagne, jugée très insuffisante, n’encourage pas la confiance dans l’avenir. [...]

«Inquiétude»

Car selon ce sondage, il y a urgence à renouveler l’espoir en l’école. Quand on demande aux membres de notre panel de livrer leurs «sentiments» vis-à-vis de la «situation de l’école et de l’éducation», les personnes interrogées ressentent avant tout «de l’inquiétude» (69 %), de la «déception» (48 %) et de la «tristesse» (24 %). Seuls 18 % disent avoir «de l’espoir», 9% «de la confiance» et 2% à peine «de la joie». Cette «inquiétude» très partagée (78 %) «interroge tant sur la place de l’école dans son rôle d’émancipation intellectuelle que sur sa place dans son rôle d’émancipation affective, personnelle, humaine, analysent Adrien Broche et Stewart Chau, auteurs de cette enquête. Si l’on s’accorde pour attribuer théoriquement à l’école républicaine d’être, même dans les crises les plus dures, le dernier vivier d’espoir à tenir, cet enseignement est préoccupant.» Les personnes interrogées par Viavoice n’ont plus «confiance dans l’école pour réduire les inégalités» (54 % contre 35 %). Et cette défiance est bien plus marquée dans l’électorat de droite et d’extrême droite ou chez les parents d’enfants de moins de 18 ans, concernés au quotidien par la question scolaire. «Cette inquiétude sur l’avenir de l’école se nourrit d’une vision “décliniste” de notre école en France», poursuivent Adrien Broche et Stewart Chau qui y voient le «symptôme d’un pays qui doute : 38% des personnes interrogées pensent que «l’école a tendance à creuser les inégalités», 13 % seulement à les «réduire», 42 % répondent «ni l’un ni l’autre».

Impuissance

Dans ce tableau très sombre, le bilan de Macron et de Blanquer est jugé très sévèrement: 78% des personnes interrogées estiment que «la situation de l’école et de l’éducation en France, ces cinq dernières années», s’est «dégradée» (51 % répondent «plutôt» et 27% «tout à fait»), 13% jugent la situation meilleure qu’avant l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Elysée. Les sympathisants de droite et du RN sont les plus sévères: pour respectivement 88% et 80% d’entre eux, la situation s’est dégradée. 78% pour ceux de gauche. Mais même dans le camp du Président, on se montre déçu à 58 %. Chez Blanquer et à l’Elysée, on répondra qu’une telle politique éducative –dédoublement des classes de grande section de maternelle, CP et CE1 en zone d’éducation prioritaire, réforme du bac et du lycée, baisse de l’instruction à 3 ans… – met forcément du temps à produire des effets. Et on pointera que le chef de l’Etat est jugé comme «le plus à même d’apporter des réponses efficaces» en la matière. Sauf qu’il ne réunit que 11 % des sondés, devant Marine Le Pen (10 %), Eric Zemmour (6 %) et Xavier Bertrand (5%). La gauche arrive ensuite avec Jean-Luc Mélenchon (4 %), Anne Hidalgo (3%) et Yannick Jadot (1 %). Preuve de ce sentiment d’impuissance vis-à-vis des futurs candidats à la présidentielle : près de la moitié des personnes interrogées n’ont confiance, pour s’occuper de l’école, en… personne. • C’est un ronron qui traverse la société jusqu’au sanctuaire de la salle des profs: l’école, c’était mieux avant. Cette vision décliniste, qui transparaît de notre baromètre Viavoice, n’est pourtant pas une singularité propre au quinquennat Macron. «C’est une vieille idée qu’il y [aurait] décadence de nos écoles et baisse du niveau», confirme l’historien de l’éducation Claude Lelièvre. Il cite l’auteur Noël Deska qui écrivait dès 1956 : «La décadence est réelle, elle n’est pas une chimère, il est banal de trouver vingt fautes d’orthographe dans une même dissertation littéraire. Le désarroi de l’école ne date réellement que de la IVe République.» Un air de déjà-vu ? Ce discours était aussi déconstruit en 1989 dans l’ouvrage Le niveau monte – Réfutation d’une vieille idée concernant la prétendue décadence de nos écoles, des sociologues Christian Baudelot et Roger Establet. Pierre Merle, sociologue spécialiste des politiques éducatives et auteur de Parlons école en 30 questions, paru en septembre, remonte même plus loin. «Platon, Aristote disaient déjà que leurs élèves étaient de plus en plus faibles !» «Anerie historique». «L’école souffre d’un excès d’honneur et d’indignité», tranche Claude Lelièvre. A la racine de cette défiance, il relève le «rôle quasi démiurgique accordé à l’école pour des raisons historiques». En d’autres termes, cette tendance pour des raisons politiques à penser que l’école est la clé de résolution des principaux problèmes traversant la société: des tensions autour des guerres de religion à la stabilisation des régimes en place, en passant par le développement économique, le chômage ou encore la réduction des inégalités –considérer que l’école républicaine a toujours eu cette vocation serait anachronique. «Toute la IIIe République ne s’en occupe pas du tout, c’est une ânerie historique de dire que l’école assurait alors un ascenseur social. La IIIe République voulait que cette mobilité reste exceptionnelle car elle était considérée comme dangereuse», rembobine Claude Lelièvre en parlant d’une école «démocratique [grâce aux lois Ferry rendant l’enseignant primaire obligatoire et accessible à tous, ndlr] mais pas démocratisante». Ce discours décliniste se nourrit pour lui d’une ambiguïté sur la notion centrale de lutte contre les inégalités sociales : souhaite-t-on faire monter tous les élèves au maximum de leur capacité ou pousser vers le haut uniquement les excellents élèves ? «Nous sommes un pays de concours», relève Claude Lelièvre, une notion intériorisée tôt dans la scolarité par un système d’évaluation classant. «On a plutôt une conception aristocratique de la démocratie.» Les réformes visant à s’occuper «de la masse des élèves plutôt que des meilleurs» provoquent souvent des «réactions de privilégiés qui ont peur du nivellement par le bas», complète l’historien. Sur le long terme, difficile de mesurer avec exactitude l’amélioration ou le déclin du système scolaire. «Sur les questions des inégalités et des résultats, l’école de la IIIe République n’était pas mieux, au contraire, que la nôtre», affirme Claude Lelièvre. Pierre Merle estime de son côté que «si ce discours “c’était mieux avant” était fondé sur des données objectives, on n’aurait pas un accroissement continu de nos connaissances dans tous les domaines, comme la médecine, l’aérospatial». «Schématique». Les résultats d’enquêtes internationales comme Pisa montrent que le discours autour d’une baisse du niveau n’est cependant pas infondé. «Dans un certain nombre de disciplines, il y a une tendance à la baisse» ces dernières années, concède le sociologue, en évoquant notamment les dernières évaluations du Programme international de recherche en lecture scolaire, menées en CM1, montrant un affaiblissement du niveau des élèves en français et en maths. Des résultats à prendre avec des pincettes, selon lui. «Il n’est pas possible de donner une évolution générale. Il faut nécessairement détailler par niveau d’étude, par discipline et, à l’intérieur de celle-ci, par types de compétences et écarts entre les meilleurs élèves et les plus faibles.» Pierre Merle résume : «Dire que l’école française s’effondre est schématique. Affirmer le contraire est tout aussi contestable.» Quant aux réformes mises en oeuvre sous Emmanuel Macron, si le dédoublement des classes de CP et CE1 en éducation prioritaire va dans le bon sens, selon le sociologue, les réformes du lycée, de Parcoursup et de la formation des enseignants «rendent l’avenir de l’école et des étudiants plus incertain qu’il y a cinq ans». Cependant, nuance-t-il, «on a tendance à ne parler que des trains qui arrivent en retard, c’est un peu pareil pour l’école». Un exemple : «Dans l’enquête de victimation de 2018, les lycéens étaient plus de 90 % à considérer que le climat scolaire de leur établissement était bien ou plutôt bien.» Constat réconfortant face au discours décliniste ambiant?

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