Léon Bourgeois et la solidarité
Léon Bourgeois (1851-1925) était un homme d'État, un écrivain, et un penseur. Fondateur du Parti Radical, il a été l'inspirateur et le théoricien du Solidarisme, une théorie juridique et une philosophie politique qui a guidé toute son action publique, et le concepteur de la Société Des Nations (1919-1946), ancêtre de l’Organisation des Nations Unies.
Docteur en droit, avocat, préfet, puis préfet de police de Paris, député, sénateur, plusieurs fois ministre, il a également été président du Sénat, président de la Chambre des députés, ou président du Conseil.
En tant que président du Conseil, de novembre 1895 a avril 1896, son gouvernement fut le premier à n’être composé que de radicaux.
La droite s’oppose à l'organisation des retraites ouvrières, à son projet d'impôt général sur le revenu, considéré alors comme une « inquisition fiscale », ainsi qu’à un projet de loi sur les associations. Il fit cependant voter une loi qui permet à tout français de recevoir gratuitement une assistance médicale, ancêtre de la Couverture Maladie Universelle, une loi instituant un dédommagement pour les ouvriers victimes d’accident du fait des machines, ancêtre de l’accident du travail.
Et même si ce n’est pas lui qui fit voter ces lois, c’est concrètement et directement grâce à son travail qu’ont pu voir le jour la loi sur les associations de 1901, la progressivité de l’impôt sur les successions, la loi sur les Habitations à bon marché (ancêtre des HLM), les retraites ouvrières et paysannes ou encore l’impôt progressif sur le revenu.
Son investissement dépasse la politique. Président de la Ligue de l’enseignement de 1894 à 1898, son combat s’appuie sur le « devoir social » mais aussi sur le constat scientifique que toutes les couches de la société sont exposées à des fléaux tels que la tuberculose. Sa fille en meurt à 24 ans et son épouse à 52 ans. Il a mené ce combat au niveau mondial en présidant l’Association internationale pour la lutte contre la tuberculose, mais aussi l’Association internationale pour la lutte contre le chômage.
Pour Léon Bourgeois, la solidarité sociale est nécessairement internationale.
Et c’est ainsi que le 10 mai 1898 s'est ouvert la première conférence internationale de la paix à La Haye, ou Léon Bourgeois s'est vu confier la commission d’arbitrage. Considérant que la paix est reconnue comme la condition d’une vraie solidarité internationale, il s'est attaché à garantir la paix, par le règne du droit. Son constat alors est simple, une délibération générale de l’ensemble des nations est porteuse de compromis plus amples et plus durables que la négociation d’état à état.
Ceux ci peuvent obtenir la garantie supérieur de «l’entente universelle» selon lui.
Ainsi, dès 1899, et pour la première fois dans l’Histoire, 24 nations ont décidé ensemble, de la limitation des armements, et des moyens de prévention de la guerre ou de la résolution pacifique des conflits, et aboutissent à la création de la Cour d'arbitrage international de La Haye.
Léon Bourgeois se fit en France le défenseur des travaux de La Haye, tant auprès de l’opinion qu’auprès du gouvernement. Contrairement à une précédente période de sa vie où il avait occupé de nombreuses fonctions ministérielles ou électives, Léon Bourgeois connut après la première conférence de La Haye une activité politique plus modeste et se consacra à la promotion et à la vulgarisation des idées de La Haye.
Léon Bourgeois a publié en 1909 « Pour la Société des Nations », une extension des conférences de La Haye. Léon Bourgeois voulait une organisation armée face aux incertitudes des relations internationales, forte d’une juridiction reconnue par les nations, et pouvant éventuellement prononcer des sanctions à l’encontre des états rebelles au droit.
La guerre de 1914-1918 a redonné du crédit à cette idée, et le 28 juin 1919 est signé le pacte intégré au traité de Versailles qui donne naissance à la Société des Nations et Léon Bourgeois en fut le premier président. Suprême reconnaissance pour ses convictions et son inlassable travail en faveur de la paix, Léon Bourgeois reçoit le Prix Nobel de la Paix en 1920 pour sa contribution à la Société des Nations.
Léon Bourgeois n'est pas parvenu à imposer pendant la Conférence de la paix sa vision d’une Société des Nations vigoureuse et armée, issue de vingt années de réflexion, d’observation et d’action comme acteur à la fois de la vie nationale et de la conciliation internationale. Il a tenté de marier dans ce nouveau concept la promotion de la solidarité internationale et les impératifs de la sécurité collective.
Plus de vingt-cinq ans plus tard, la Charte des Nations-Unies répondra à ses attentes.
« Pas d’harmonie sans l’ordre, pas d’ordre sans la paix, pas de paix sans liberté, pas de liberté sans la justice», disait-il dans «Pour la société des Nations. » en 1909.
Le solidarisme
Le solidarisme de Léon Bourgeois, tel qu’il a été pensé dès la fin du XIXe siècle, était fondé sur l’idée que la justice sociale ne peut exister entre les individus que s’ils deviennent des associés solidaires, en neutralisant ensemble les risques auxquels ils sont confrontés.
Cette doctrine peut être considérée comme le soubassement éthique de notre contrat social.
Léon Bourgeois publie Solidarité en 1896 et présente le solidarisme au Congrès international d’Éducation Sociale, en septembre 1900, au moment de l'Exposition universelle de Paris. Celui ci s’inspire des théories de Charles Gide ou de Émile Durkheim (qui sont à l’origine de l’Économie Sociale et Solidaire), ou même de l’évolution rationaliste de la pensée scientifique, en contradiction notamment avec le darwinisme social sur lequel se fondent les libéraux pour justifier la concurrence, et la non intervention de l’État. Léon Bourgeois s'est appuié notamment sur les sciences naturelles dont les conclusions ne sont pas celles de la lutte pour l’existence, mais plutôt d’une solidarité des êtres, car nous sommes des individus interdépendants.
Bourgeois défend l’idée d’une dette sociale contractée par l’être humain à sa naissance à l’égard de l’association humaine. Ainsi, à peine nés, nous serions selon lui débiteurs de toute l’association humaine. A peine nés, nous prenons part sans le savoir, à l’immense capital accumulé par nos ancêtres et toute l’humanité.
Le moindre besoin de l’enfant le prouve. Sa naissance implique la formation du personnel médical, et donc de tout le savoir acquis jusqu’ici, mais également le savoir des ouvriers qui ont construit l’hôpital ou qui ont construit les universités où est formé le personnel médical. Sa nourriture est le produit d’une très longue culture, combinant l’agronomie, la formation des agriculteurs ou celle des ingénieurs qui ont conçu les machines agricoles. Son langage intègre les acquis d’innombrables générations et dès qu’il étudie, le moindre livre que lui offre l’école résulte d’une somme incalculable de travail et d’inventions. Plus il avance dans la vie, plus sa dette augmente, car le profit qu’il tire de l’outillage matériel et intellectuel qui l’entoure résulte d’une création de l’humanité passée.
Comment nous acquitter de notre dette vis-à-vis de nos ancêtres qui ont disparu ? La réponse est que l’humanité n’a pas accumulé son trésor intellectuel et matériel pour une génération ou un groupe en particulier. Nos ancêtres morts ont légué leur héritage à toute l’humanité par-delà les époques. En héritant de ce patrimoine, nous avons reçu la charge de nous acquitter de notre dette envers les générations futures. C’est un legs de tout le passé à tout l’avenir. Chaque génération n’est que l'usufruitière de ce legs, qu’elle doit conserver et restituer aux vivants à venir. Encore qu’il ne s’agit pas seulement de conserver cet héritage, il faut l'accroître, comme chaque génération successive l’a fait. Nous touchons ici selon Léon Bourgeois à la «loi de l’accroissement continu du bien commun de l’association».
Ainsi, selon le solidarisme, nous devons rembourser la dette sociale contractée à notre naissance par notre travail au sein de la société humaine. Mais notre dette augmente à mesure que nous vivons. Nous continuons à tirer des bénéfices des progrès de l’humanité tout au long de notre vie. Et surtout nous ne sommes pas égaux devant cette dette.
Certains bénéficient davantage que d’autres de ce que la société a accumulé. Au regard du profit tiré de la société et ce qu’ils lui apportent en retour, les individus ne sont pas égaux dans ce contrat social. Selon Léon Bourgeois Il faut donc l’action correctrice de l’État. C’est à lui de rétablir la charge de la nation entre tous selon une progression en fonction des bénéfices que chacun tire de la société. Pour paraphraser Karl Marx à ce propos, “De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins”.
Selon Léon Bourgeois « L'obéissance au devoir social n'est que l'acceptation d'une charge en échange d'un profit. C'est la reconnaissance d'une dette ».
C’est ainsi, que dans la théorie de Léon Bourgeois, «le possédant est le débiteur des non-possédants» et les obligations des privilégiés seront plus lourdes que celles des autres. Payer l’impôt n’est plus un châtiment infligé par un État tyrannique, mais un devoir librement consenti, une manière de s’acquitter de sa dette envers la société, selon une règle de justice collectivement admise. C’est ce que Bourgeois appelle le “quasi contrat social”. “L'homme vivant dans la société, et ne pouvant vivre sans elle, est à toute heure un débiteur envers elle. Là est la base de ses devoirs, la charge de sa liberté” disait il dans Solidarité.
Goethe disait : « Le plus grand génie ne fait rien de bon s’il ne vit que sur son propre fond. Chacun des mes écrits m’a été suggéré par des milliers de personnes, des milliers d’objets différents, le savant, l’ignorant, le sage et le fou, l’enfant et le vieillard ont collaboré à mon œuvre. Mon travail ne fait que combiner des éléments multiples qui sont tous tirés de la réalité. C’est cet ensemble qui porte le nom de Goethe. »
Ce qui auparavant s'apparentait pour les libéraux à d’odieuses interférences de la puissance publique dans la vie des individus (la réglementation du travail, l’impôt progressif, l’obligation de cotisation sociale…) est en réalité la condition même de la liberté individuelle. Pour Bourgeois, il n’y a pas de propriété qui soit individuelle : toute activité et toute propriété ont en partie une origine sociale, de telle sorte que les prélèvements fiscaux et sociaux effectués par la collectivité sur les revenus et les patrimoines de ses membres sont de justes rétributions des services publics que propose la société, plutôt que des odieuses ponctions exercées sur le travail d’individus méritants. L’État devient alors le bras exécuteur de la solidarité afin que chacun prenne équitablement selon Léon Bourgeois « sa part des charges et des bénéfices, des profits et des pertes ».
Cette conception fut à l’origine des réformes défendues par Léon Bourgeois, qui aboutirent comme je le disais en introduction à la progressivité dans les droits de succession en 1901, la création des premières retraites ouvrières et paysannes en 1910, créant l'obligation de cotisation sociale, la loi sur les Offices Publics d'habitations à bon marché en 1912, la loi tendant à instaurer des dispensaires d’hygiène sociale et de prévention antituberculeuse en 1913 et à la création de l’impôt progressif sur le revenu en 1914.
Bourgeois l’affirme : la Révolution a fait la Déclaration des droits. Il s'agit d'y ajouter la Déclaration des devoirs.
Mais nous devons voir l’action de Léon Bourgeois au-delà des réformes qu’il a défendues lui même. Le solidarisme tout entier est présent dans la création de l’arrêt maladie en 1928, de la sécurité sociale en 1945, du salaire minimum en 1950, du minimum vieillesse en 1956, de l’assurance chômage en 1958, de l’Allocation Adulte Handicapé en 1975, de la création de l’impôt de Solidarité sur la Fortune afin de financer le Revenu Minimum d’Insertion en 1988 ou encore de la Couverture Maladie Universelle et de l’Aide Médicale d’État en 1999. Toutes ces réformes sont aujourd’hui la clef de voûte de la solidarité républicaine (malgré les attaques de la droite extrême).
Comme disait Léon Bourgeois, « il n’est pas possible qu’un être humain meure de froid ou de faim dans un État qui se dit civilisé. Il y a un minimum d’existence que l’effort de tous doit assurer à tous. ».
Léon Bourgeois meurt en 1925. Le solidarisme ne sera plus guère évoqué pendant les IVe et Ve Républiques. Pourtant, la doctrine théorisée par Léon Bourgeois a su s’installer durablement jusqu’à nos jours. Au-delà des clivages politiques et au-delà des régimes se succédant, le solidarisme de Léon Bourgeois a continué d’influencer le discours républicain. De fait, le solidarisme s’est joué du temporel et de l’espace en accompagnant et en dépassant la République jusqu’à nos jours sans reconnaissance officielle mais, mieux, avec son idéal de société reconnu. En cela, nous constatons que Léon Bourgeois a amplement contribué à l’héritage social de l’humanité.
Son héritage
« Le mot de solidarité est partout aujourd’hui. Est-il plein de sens ou vide de contenu ? Quel est la portée, quelles sont les conséquences de cette idée ? » Ces mots furent prononcés par Léon Bourgeois en 1901, lors de la fondation du parti radical, mais ils pourraient encore être les nôtres, un siècle plus tard. (censure du délit de solidarité, RSA contre bénévolat, tentative de supprimer l'aide médicale d'état)
Le solidarisme était la voie du milieu entre l'individualisme libéral et le socialisme collectiviste, une référence pour tout débat sur la protection sociale. Mais il n'est pas certain que la solidarité soit encore conçue aujourd’hui comme un véritable projet politique. Car nous assistons dans notre pays à une érosion de ce socle historique de la solidarité ! Le compromis qui visait à faire des individus autre chose qu’une marchandise échangeable est peu à peu remis en cause. La séparation entre les populations qui relèvent de l’assurance et celles qui relèvent de l’assistance est de plus en plus marquée. Les assurances sociales obligatoires sont moins collectives et moins généreuses. Les notions classiques d’universalité des droits, de prévention et de redistribution institutionnalisée sont peu à peu remplacées par des notions de responsabilité individuelle, de ciblage de la protection sociale et de prise en compte individuelle des besoins. Et donc la solidarité est souvent comprise comme une action minimaliste, réservée à la sphère de l’assistance envers les plus défavorisés. On en parle uniquement en termes de coût pour la collectivité. J’en veux pour exemple la langue de bois libérale qui transforme la solidarité en “assistanat”.
(Hausse accidents du travail, hausse mortalité infantile, hausse pauvreté infantile)
La solidarité ne sert plus de guide à l'action publique et ne traduit qu'un vague devoir moral d'entraide, une laïcisation de la charité pourrait on dire.
Chaque année les Restos du Cœur annonce de plus en plus de personnes aidées et une baisse de ses ressources.
Ou l’auto entreprenariat par exemple, nous assistons à une sous-traitance du salariat ou les auto-entrepreneurs perdent les droits sociaux.
Certes, des associations humanitaires, à but non lucratif, de lutte contre la pauvreté, d’aide aux migrants ou de recherche médicale, participent au grand œuvre de la solidarité, mais nous sommes passé d’une mutualisation, à une de privatisation de la solidarité, car l’existence même de ces associations et le fait que l'Etat se repose sur elles prouve que la Solidarité n'est plus un projet politique.
Nous faisons la charité parce que nous sommes incapables de faire la justice sociale.
Bibliographie
-Solidarité / Léon Bourgeois, préface de Marie-Claude Blais
-Les applications de la solidarité sociale / Léon Bourgeois
-Pour la Société des Nations / Léon Bourgeois
-La solidarité : histoire d’une idée / Marie-Claude Blais
-Repenser la solidarité : l’apport des sciences sociales / Serge Paugam
-La pensée solidariste : aux sources du modèle social républicain / Serge Audier
-Léon Bourgeois : Fonder la solidarité / Serge Audier