Compromis
#billet #oisivetéRadicale #feuilleton
Pour continuer sur la lancée de mon dernier billet (fallait pas m’encourager en étant aussi nombreuxses à le lire), je voudrais redescendre un peu sur terre.
Je sais, ce n’est pas mon fort, mais je vais essayer malgré tout.
Pour me citer moi-même :
@Daniii@h4.io on est bien d’accord. Qu’est-ce qui nous empêcherait (à gauche) d’arrêter d’alimenter avec autant d’enthousiasme la machine à cramer la planète ? On passe plus de temps à trouver des excuses bidon pour ne rien changer à nos modes de vie dévastateurs…
Et il me semble qu’il y a au moins deux choses qui empêchent les gens de gauche (conscientisés et en situation d’agir) d’arrêter d’alimenter allègrement la machine à cramer la planète :
- La peur de manquer (FOMO)
- Le sentiment que ça ne sert à rien
Les deux étant intimement liés bien sûr.
Et j’écarte évidemment la troisième possibilité : qu’ils puissent être de droite.
Ça ne sert à rien
Commençons par la prophétie autoréalisatrice « ça ne sert à rien ».
Pour faire court, on s’en fout.
Oui, on s’en fout que nos actes aient un effet mesurable ou pas. On n’est pas des managers de start-ups ou des contrôleuses de gestion ou des économistes du Ministère de l’austérité, du moins je l’espère. Évidemment que nos actions individuelles quelles qu’elles soient n’ont pas d’effet mesurable direct sur le cours de l’histoire avec un grand H. Faut arrêter avec le melon (au sens figuré. Au sens propre, on peut continuer à en manger s’il n’a pas poussé dans une serre chauffée à perpète en baignant dans du glyphosate). Et évidemment que nos actions ont un effet mesurable à notre échelle personnelle, ce qui n’est pas rien, et évidemment qu’elles peuvent s’agréger à leurs semblables pour devenir détectables à une échelle intermédiaire.
Mais si on a la possibilité de faire ce qui est juste, on peut aussi le faire juste parce que c’est juste, en s’en foutant des KPI.
Simplement parce qu’on a déconstruit notre héritage patriarcal, colonial, raciste, validiste, spéciste, extractiviste et prédateur, et qu’on n’est plus des brutes !
Même si c’est vrai que si on était nombreuxses à renoncer à certaines de nos habitudes toxiques quand c’est possible, et à voter avec nos pieds et avec nos portefeuilles quand ils ne sont pas vides, ça pourrait sacrément brutaliser les résultats trimestriels des puissants, ce qui serait assez jouissif.
Parce qu’au fond, qui ça sert de penser que ça ne sert à rien ?
La peur de manquer
Délestés de ce tropisme productiviste et donc de droite, abordons à présent l’autre raison qui nous empêche d’arrêter d’alimenter avec enthousiasme la machine à cramer la planète : la peur de manquer.
« La vie est assez dure et angoissante comme ça, alors on ne va pas en plus se forcer à renoncer aux menus plaisirs qui nous restent. Ils nous font chier à la fin avec leur écologie punitive ! »
Déjà, renoncer à faire du mal, ça peut faire un bien fou (et oui, je binarise pour faire vite, mais tout ce que je raconte fonctionne aussi en niveaux de gris).
Ensuite, arrêter d’enrichir les gros pollueurs de notre plein gré, ça ne mange pas de pain.
Mais sinon, j’avoue que je suis un peu désarçonné par ce genre de discours.
Car ce que j’aimerais arriver à comprendre, c’est comment on peut justifier, quand on est une personne de gauche belle et intelligente et éclairée, de faire des trucs nuisibles qu’on pourrait concrètement arrêter de faire sans problème, même si ces trucs nous procurent un peu de plaisir ou nous font gagner un peu de temps ou font baisser un peu notre charge mentale, quand on a conscience que le coût cumulé en face est littéralement astronomique (mesuré en planètes habitables) ?
Surtout quand on commence déjà à en payer le prix, y compris chez nous, et que nos enfants le paieront vraisemblablement au centuple ?
Parce que même si on ne peut pas mesurer notre contribution individuelle à la catastrophe en cours, on sait très bien qu’on y contribue, comme quand on est coincé dans 1000 km d’embouteillages un week-end du 15 août, et qu’on sait très bien qu’on embouteille, même si on n’est pas responsable de l’invention du moteur à explosion, des autoroutes à péage ou des congés payés.
Ou prenons un exemple d’actualité, ChatJPP, et admettons pour rire qu’il soit utile à quelque chose, comme vous résumer ce billet déjà beaucoup trop long. Quand on met cette pseudo prouesse en face de la consommation en énergie et en eau colossale des centres de données nécessaires pour la réaliser, comment se justifier à soi-même que le jeu en vaut la chandelle ? Comment ?
Honnêtement, ça me dépasse.
Et quand on met bout à bout toutes nos petites compromissions du même acabit, comme fréquenter les réseaux sociaux panoptiques ou de nazis alors qu’on a le fabuleux #fedivers, manger des êtres sentients, menacer la survie des orangs-outans pour un shoot de gras, ou encore acheter des gadgets improbables à l’utilité plus que discutable fabriqués par des esclaves pour les géants du e-commerce américains ou chinois, comment prétendre qu’on n’est pas complices de la merdification du monde, et comment s’en dédouaner ?
Emoji yeux
Alors avant que vous me taxiez de donneur de leçon (même si je sais que je n’y échapperai pas), je tiens à préciser que je suis tout sauf exemplaire. À mes propres yeux déjà. Et même si je sais qu’aux yeux de plein de gens de gauche beaux, intelligents et éclairés que je connais, je vis comme un amish pour ne pas dire un moine tibétain, je sais aussi qu’aux yeux d’autres gens de gauche beaux, intelligents et éclairés que je connais, je vis comme un gros bourge matérialiste.
Comme tout le monde, je continue à faire des trucs moches que je pourrais éviter de faire. Je commence généralement par négocier avec la réalité et avec moi-même, mais au bout du compte, j’essaie de voir mes compromissions pour ce qu’elles sont : des compromissions, que j’espère temporaires.
Et je m’efforce de ne pas leur trouver des excuses foireuses, surtout quand elles ne sont pas justifiables autrement que par ma flemme, mon égoïsme ou ma lâcheté.
Car soyons honnêtes : par définition et à de rares exceptions près, nos compromissions ne sont imputables à personne d’autre qu’à nous-mêmes, d’autant plus qu’on est beaucoup trop belles et beaux et intelligent·e·s et éclairé·e·s pour se laisser manipuler ou lessiver la cervelle par les médias de Bouygues ou de Bolloré.
Alors oui, quand on est le fruit d’une civilisation bâtie sur la violence et la loi du plus fort, c’est contre nature de renoncer à exercer un pouvoir dont on dispose, fût-il de domination ou de dévastation.
Mais savoir y renoncer à bon escient, ne serait-ce pas justement un pouvoir sous-exploité à nous, les supposés gens de bien qui prétendent vouloir faire advenir un monde meilleur ? Et si oui, ne pourrions-nous pas commencer à l’exercer en balayant devant nos portes, même si en bout de course, ça finit par n’avoir servi qu’à ça ?
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